Anachroniques

24/09/2017

Livres pratiques

Huiban Isabelle, Mon Cahier Steiner Waldorf. Activités créatives au fil des saisons, Nathan, 2017, 90 p. 13€90
Le secteur éditorial de la jeunesse suit les évolutions du corps social en matière éducative, perpétuant ainsi le lien entre didactisme et littérature. Il est intéressant de noter qu’après la pédagogie de Montessori c’est celle de Steiner 1861-1925) qui est mise en avant.
Or, dans les deux cas, il s’agit de pédagogues qui, l’une était une pratiquante catholique et l’autre le fondateur d’un spiritualisme tournant chez certains de ses disciples au mysticisme : l’anthroposophie, variante de la théosophie, qui guide « le spirituel en l’être humain vers le spirituel dans l’univers » car « il existe derrière le monde sensible, un monde invisible, un monde inaccessible aux sens et à la pensée qu’ils informent, et qu’il est possible à l’homme, par le développement de ses capacités potentielles, de pénétrer dans ce monde caché » écrivait Steiner.
Dans les deux cas, aussi, il s’agit de pratiques pédagogiques qui se sont inscrites avec efficience pour Montessori, marginalement pour Steiner, dans le courant de la pédagogie nouvelle du début du vingtième siècle jusqu’à nos jours. Pour Steiner, c’est la révolution allemande des années 1918/1919 qui a permis la concrétisation des conceptions éducatives, à travers L’école libre de Waldorf, à Stuttgart. Inaugurée le 7/09/1919, elle dispensait un enseignement primaire et secondaire, dans un cadre de mixité, à 256 enfants d’ouvriers du quartier. Le lien avec la pédagogie nouvelle est établi par l’intérêt pour la vie collective, l’expérience communautaire, et pour le développement propre de chaque individu à partir de l’épanouissement des sens. Le programme est déterminé en fonction de l’évolution de chaque enfant et tend à un enseignement polytechnique, avec une équipe éducative conçue sans direction. Enfin, les parents sont intensément sollicités par la vie de l’établissement.
L’ouvrage Mon Cahier (…) reprend des thèmes de la pédagogie Steiner : activités pour nourrir les sens, jeux libres et créatifs, expériences artistiques et artisanales, rôle de l’imitation, l’ensemble réparti sur toute une année civile, pour des enfants jusqu’à 7 ans. C’est donc l’expérience des jardins d’enfants de la pédagogie Steiner qui est sollicitée, principalement. Comme pour les divers ouvrages montessoriens en éditions de jeunesse, nous dirons qu’il s’agit d’un produit dérivé sans attache à une vie de classe, sans attache avec une expérience communautaire où les principes mêmes de ces activités prendraient tout leur sens. On peut parler de produits dérivés voués au seul marché parascolaire.

Filliozat, Isabelle, Riefolo Violène, Rojzman Chantal, Les Cahiers Filliozat, la confiance en soi, illustrations d’Amandine Laprun, Nathan, 2017, 96 p. + 24 p. 12€90
Quatre « dimensions » servent d’approche de la confiance en soi. Elles correspondent peu ou prou à des phases du développement de l’enfant, sachant, bien sûr que chaque individu rejoue, selon les circonstances, ces phases face à un problème, face à une difficulté pour la surmonter. Ces quatre dimensions sont les suivantes : la confiance de base (0/18 mois, phase de la sécurité intérieure, je suis aimé, j’ai tout pouvoir sur le monde) la confiance en sa personne propre (étudiée en particulier sur les enfants de 18 mois à 2 ans, je sais ce que je veux), la confiance en ses capacités ou  phase dite du tout seul en psychologie du développement (2/3 ans : je sais ce que je peux), la confiance relationnelle ou sociale (7 ans et au-delà, je peux contribuer à). La confiance en soi est déterminée par la conjugaison de ces quatre dimensions et c’est ce que les autrices nomment « la confiance en la vie et en son devenir ».
Le cahier est conçu, pour les parents, comme un médiateur entre eux et leur enfant. Pour l’enfant il permet de mieux se connaître et ainsi de mieux cultiver sa singularité. Il peut être vu, aussi, comme une manière de journal intime guidé et réflexif. Le cahier met aussi en avant le temps, la durée comme une composante de la relation humaine adulte-enfant. Il fait comprendre que l’erreur est une nécessité, que la critique de la  production (dessin ou autre) de l’enfant est un gage de prise en compte réelle de sa personnalité. Le cahier souligne enfin que la question de la confiance en soi ne relève pas d’un innéisme mais d’une construction au cours des échanges avec les autres mais aussi avec soi. Un élément intéressant du cahier est qu’il met en relation la perte de confiance avec l’attitude de soumission : « la perte de confiance est la conséquence d’une soumission ». Du coup, la confiance en soi quitte le domaine où on l’enferme à savoir un problème psychologique pour devenir une question d’adaptation à une situation sociale. La confiance en soi comme le défaut de confiance en soi est une conséquence non une cause. Et pour agir sur cette conséquence, le cahier souligne l’importance de la verbalisation des situations vécues.

McGuiness Marion, La Magie du bordel, Jungle, 2017, 128 p. 9€90
Avec ce livre, finie la culpabilité d’être désordonné, de ne pas ranger ! Gloire « au bordel », Le bien être est dans le lâcher-prise, car tout peut devenir drôle, insolite, inouï… les filles et les garçons, les enfants et les moins jeunes, les adolescents et les adultes, c’est un livre pour tous, un livre réaliste qui met à distance l’agencement méticuleux, le névrotique nettoyage, les obsessionnels triage et classement ; qui cloue le bec aux accusations de comportement régressif. L’auteure donne des raisons pour ne pas se maquiller le matin, ne pas se coiffer, fait l’éloge de la procrastination, combat la collectionnite, propose une orientation professionnelle vers les métiers du bordélisme, car, on n’y prend pas garde, mais poser ses jeans sur les escaliers, faire du dessous de lit le placard pluri-hebdomadaire de sa vie quotidienne, monter des tours Eiffel de vaisselle crade dans l’évier, ne jamais faire son lit et ne jamais ranger ses chaussures… c’est plus compliqué à vivre… qu’on ne croit. Et puis ça développe certaines corticales qui sinon seraient laissées en jachère. La magie du bordel contre la raison de l’ordre, c’est quasi un manuel politique de la liberté à conquérir et « au revoir tristesse » !

Philippe Geneste

17/09/2017

De La condition féminine dans le monde


Alvarez Amalia, Cinq histoires de femmes « sans papiers », traduction espagnol/suédois, Martin Larsson ; traduction espagnol/français, Yves Coleman, éditions Ni patrie ni frontières, 2016, non paginé, 10€ (port gratuit, chèque à l’ordre de Yves Coleman, 10 rue Jean Dolent 75014 Paris yvescoleman@wanadoo.fr)
Cinq histoires en bandes dessinées de femmes immigrées en Suède, clandestines. Leurs parcours, la réalité des mafias, des passeurs, des acheminements des travailleuses, l’exploitation pendant et après, l’oppression patriarcale, le viol, les coups. A ces femmes invisibles, Amalia Alvarez donne un visage, une visibilité sociale humaine. Cette scénariste dessinatrice est née à Chuquicamata, sa famille originaire de Toconao au nord du Chili, région précolombienne du peuple Likanantai de langue kunz. Sa bande dessinée repose sur des dialogues. C’est une sorte de BD magnétophone si on veut bien se référer à ce genre de la littérature magnétophone qui eut son heure de gloire dans les années 1980. Cinq histoires… est un reportage de voix pour faire entendre la réalité du monde. Luz Maria conte le périple d’une mère que l’émigration puis la législation du pays vont séparer de sa fille. Demandeuse d’asile met en cause le syndicalisme représentatif sourd à la question des travailleur.se.s immigré.e.s. Le personnage a échappé au massacre de sa famille et vit, depuis, avec des fantômes. Travailleuse sans papier  montre la collusion du patronat et des mafias fournisseuses de main d’œuvre clandestine. Elle détaille aussi l’action d’une section syndicale pour la défense des clandestines soumises à l’exploitation économique et à l’exploitation sexuelle. Epouse d’importation est un dialogue sur le combat contre les violences conjugales compris comme une cause internationale. Ma vie secrète reprend le même thème en pointant la libération des désirs pour l’affranchissement des normes machiste et hétérosexuelle. Suivent trois entretiens avec Amalia Alvarez sur son parcours, l’anarchisme et la Sveriges Arbetares Centralorganisation (la SAC).
Un livre important qui devrait figurer dans tous les CDI des lycées.

Wary Chloé, Conduite interdite, Steinkis, 2017, 140 p. 18€
L’album se concentre sur la première manifestation de femmes, le 1er novembre 1990, qui prennent le volant et, par cela même, défient le pouvoir d’Arabie Saoudite. Elles sont 47 à mettre ainsi en cause la loi qui leur interdit de conduire….
Après cinq ans passés à Londres, Nour, revient dans son pays. Elle vit se retour comme un déni de sa liberté, alors elle va nouer des liens avec un groupe féministe qui milite pour la levée des interdictions qui pèsent sur les femmes saoudiennes. L’album nous fait côtoyer un cercle de femmes rebelles et nous fait assister aux débats contradictoires qui le traversent. La bande dessinée est ainsi une manière d’entrer dans les arcanes de l’engagement féministe en Arabie. Cette première manifestation sera durement réprimée, au nom de la religion et du pouvoir patriarcal avec lequel elle se confond. Elle aura pourtant des suites : en 2011, Mana al-Sharif, jeune saoudienne poste une vidéo d’elle en train de conduire. En 2013, le gouvernement organise une campagne de terreur pour dissuader les femmes de prendre le volant pendant que le mouvement oct26driving souligne que 45% des femmes saoudiennes sont au chômage. Accorder le droit de conduire leur permettrait au moins de trouver plus aisément du travail. Si le roi Abdallah a accordé l’éligibilité et le droit de vote aux femmes aux élections municipales mais non le droit de conduire, c’est parce que l’émancipation commence avec l’émancipation par le travail. Le droit de vote n’est, on le voit bien dans les démocraties électives, qu’une illusion d’indépendance des opinions individuelles.
Les dessins en noir et blanc, avec une abondance de plans rapprochés et de plans moyens, font ressentir l’âpreté de la condition féminine en Arabie Saoudite.

Al Mansour Haaïfa, Wadjda et le vélo vert, traduit de l’anglais par Faustina Flore, Gallimard jeunesse, 352 p. 14€50
Selon un processus qui s’amplifie, les films donnent lieu à la rédaction de romans ou, dit autrement, la littérature se fait adaptation du cinéma. Le film Wadjda de la saoudienne, vivant aux USA, Haïfaa Al Mansour est sorti en 2012. Filmé en Arabie Saoudite, par Haïfaa Al Mansour qui est cinéaste, a rencontré un grand succès. Plein de finesse, il aborde la condition féminine en Arabie saoudite à travers la vie de Wadjda, 11 ans, intrépide et malicieuse, effrontée et sensible.
Le roman reprend l’histoire du film et suit les stratagèmes par lesquels Wadjda réussit à obtenir un vélo, une pratique qui est interdite aux filles… Comment l’acheter, comment en faire ? La complicité avec un jeune garçon encourage Wadjda à poursuivre son rêve.
Le roman permet aux jeunes lecteurs et jeunes lectrices d’entrer dans une culture qui ne leur est pas familière : l’école coranique, la vie des femmes dans une société qui les opprime, le quotidien dans une monarchie islamique, le rapport fille-garçon et la montagne des interdits qui le pervertit.
Loin des héroïsations superficielles des écritures de bonne volonté, Wadjda et le vélo vert met en scène avec humour, comme dans le film, des actes intrépides de résistance, tout en invitant le lectorat à réfléchir aux questions de la co-éducation, de l’égalité homme-femme, de l’oppression, de la censure, du rapport de l’art avec la société.  


Philippe Geneste

10/09/2017

Parce qu’en poésie, nous sommes tous les jours

Dupuy-Dunier, Chantal, Un n’oiseau des z’oiseaux, illustrations de l’auteur, mØtus, 2008, 32 p. 4€50
Est-ce poésie ? Est-ce narration ? Nous dirons qu’il s’agit d’une prose poétique rehaussée par des origamis en illustrations. On est en 2106, la terre connaît l’éternel silence consécutif à l’extermination des oiseaux, il y a cinquante-sept ans de cela. Une petite fille, près d’une maison rouge, voit des choses inconnues, émettant des sons, se poser sur des branches d’arbre. Par immédiaphone, la p’tite gosse et ses parents interpellent la grand-mère qui les guide vers un dictionnaire rangé au grenier. Là, l’enfant va voir des oiseaux dont certains ressemblent fort à ceux vus près de la maison. Le soir, l’ondovision fait état du retour des oiseaux dans diverses régions de la planète. « Un’oiseaudez’oiseaux » dit la petite fille car il faut aussi apprendre à nommer ce qui n’existe pas. Et si l’histoire emploie des termes au pluriel pour montrer le nouvel apprentissage de la vie naturelle, c’est parce que le monde extérieur est saisi dans la pluralité de tout ce qu’il renferme : des zoeufs, des zanges, des zindiens, des zanimaux… La poétesse joue donc sur une situation de science-fiction pour ancrer ce que le progrès immaîtrisé pourrait engendrer comme perte langagière. Elle rend sensible que l’humain s’appauvrit dans le singulier et doit faire corps avec la pluralité de l’univers qui l’entoure. Or, les langues ne sont-elles pas le patrimoine par excellence de l’humanité ? A travers la genèse de la dénomination, de la -signation, c’est sur le rapport des humains au monde que ce petit livre tout simple appelle à réfléchir.
Quant aux origamis qui accompagnent le récit, ils font penser à l’illustration de couverture qui, cinq ans plus tard, illustrera la couverture du recueil de la poétesse Mille grues de papier (Flammarion 2013, 350 p). Dans la page incipit de ce recueil, Chantal Dupuy-Dunier rappelle l’histoire de Sadako Sasaki, fillette leucémique, irradiée d’Hiroshima, qui se donna pour tâche de plier 1000 grues de papiers avant de mourir afin que « continuer à vivre se réalise ». L’illustration donne donc la clé du sens de Un n’oiseau des z’oiseaux : l’humain est un être de l’espace, et la nomination signe la richesse des liens qu’il entretient avec les lieux. Parce qu’il se pose dans l’espace, il noue une temporalité qu’il appelle sa vie. Mais celle-ci n’existe que parce que les « choses » qui l’entourent viennent s’enchevêtrer dans ses propres pas, jusqu’à l’infini : « A l’image de Sadako, j’ai “plié” 644 poèmes. Comme elle je me suis arrêtée à ce chiffre afin de marquer l’impossibilité dans laquelle se trouve l’homme d’aller jusqu’au bout de ses projets, l’écrivain d’achever son œuvre » est-il écrit au début de Mille grues de papier. La prose poétique destinée à la jeunesse en 2008 préfigurait-elle le volumineux recueil de 2013 ? En tout cas, il se situait différemment par rapport à la catastrophe écologique puisque Mille grues de papier n’est pas une conjuration de l’anéantissement, mais un récit du renouveau de la vie ; il raconte qu’on en revient pas à la situation d’avant, quel que soit le progrès technologique de l’ondovision ou de l’immédiaphone puisqu’il faut apprendre à énoncer ce qui advient fût-il un retour du chant des oiseaux. Que l’enfant commence à en parler comme des « choses » montre assez le danger de la réification de notre monde où à l’image de la grand-mère l’humanité n’est plus qu’un champ de pixels.
Philippe Geneste
Prévert Jacques, Au Hasard des oiseaux et autres poèmes, illustration de Jacqueline Duhême, Gallimard jeunesse, 2016, 26 p. 5€50
« Quel jour sommes-nous ? / Nous sommes tous les jours »… Jacqueline Duhême accompagne les textes de Prévert en insistant sur le décalage, la liberté d’interpréter le monde, la vie, les choses et les êtres. Prévert est un poète de l’instant (L’école des beaux arts, Immense et rouge), de l’intime conviction (La Seine a rencontré Paris), de l’humour (Les Animaux ont des ennuis), du rêve (Drôle d’immeuble), de la liberté (Au Hasard des oiseaux, Quartier libre, être ange).

Diérèse, poésie & littérature, n°70 printemps-été 2017, 300 p. 15€ (chèque à l’ordre de Daniel Martinez 8 avenue Hoche 77 330 Ozoir-la-Ferrière – abonnement 45€)
Cette livraison propose, sur trente-sept pages, une anthologie de la poésie de l’Amazonie péruvienne, avec une introduction explicative érudite et un choix de textes présentés. Le même numéro contient des poèmes extraits d’une œuvre plus ample, Variations oulipiennes en enfer, d’Augustin Givord-Bartoli. Ces poèmes sont un petit régal augmentés qu’ils sont de la clé de leur fabrication. Le numéro contient aussi la fin de l’entretien tenu par Bruno Sourdin avec Daniel Abel, un proche d’André et Elisa Breton.

Apollinaire, Guillaume Apollinaire, poèmes, choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard, Folio junior, collection poésie, 2013, 96 p. 6€45
En guise d’introduction, l’éditrice a rassemblé des citations du poète sur sa méthode d’écriture. Ensuite se succèdent un florilège empruntant aux recueils qui suivent : Le bestiaire, Poèmes retrouvés, Alcool, Calligrammes, Vitam impedere amori, Le Guetteur mélancolique. Apollinaire (1880-1918) présente pour l’enfance et le jeune lectorat l’avantage d’un goût du fabuleux extrait du quotidien lui-même. Ses pièces sont courtes, souvent, et son lyrisme passe grâce à son attention à la modernité qui l’entourait. Son goût pour la surprise, aussi, retient l’intérêt du jeune lectorat. Peut-être que le fonds classique utilisé par Apollinaire, via les rimes et le langage poétique, facilite l’entrée du lectorat juvénile dans l’invention qui caractérise l’œuvre.

Philippe Geneste

03/09/2017

Au tout début, Ignacio s’appelait Pablo, une enfance volée durant la dictature argentine

LEON, Christophe, Argentina, Argentina, éditions Oskar, 2015, (première édition Oskar, 2011, 262 pages).
Durant la seconde moitié du XX° siècle, dans six pays d’Amérique latine - Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Paraguay, Uruguay -, les juntes militaires fondèrent le plan Condor, réseau de milices chargées de traquer, et d’assassiner les dissidents de ces divers pays, qu’ils soient syndicalistes, militants ouvriers, lycéens et étudiants, femmes et hommes opposés aux dictatures, ainsi que nombre d’avocats qui les défendaient.
En 1973, au Chili (1), après avoir renversé, par un coup d’état militaire, le régime du président Allende et provoqué sa mort, le général Pinochet imposa sa dictature dans un bain de sang. Beaucoup d’opposants furent assassinés, un grand nombre d’entre eux s’exila.
En 1976, en Argentine, le commandant Videla, par un coup d’état militaire, imposa son joug et sa dictature qui dura sept ans.
Le roman Argentina, Argentina se passe deux décennies plus tard, en 1998, en Argentine.
C’est la rencontre d’un journaliste français, Pascal Fore, le narrateur du roman, et d’Ignacio Gutierrez, jeune argentin de 26 ans. Durant les trois jours impartis au journaliste, Ignacio raconte l’histoire de son enfance. Né en 1972, le petit Ignacio, appelé alors de son vrai nom, Pablo, vécut les six premières années de sa vie  auprès des siens, les Lomas, dans la ferme qu’ils louaient. Ruben, son grand père, Isabella, sa grand-mère, travaillaient aux champs. Son père, Roberto était ouvrier typographe à quelques kilomètres de là. Sa mère, Sylvia, lui enseignait la lecture et l’écriture. Cet enseignement fut si doux qu’il favorisa chez l’enfant l’apprentissage, l’engouement pour le mystère des mots, pour celui de leur symbole. Les Lomas, s’ils n’étaient pas riches, avaient créé un univers gai, harmonieux où fut inculqué à l’enfant le respect de toute vie ; ainsi l’importance du nom donné aux animaux, même ceux destinés à être abattus, pour ne pas nier, ignorer leur existence.
En 1976, Roberto Lomas fut soupçonné, par la junte militaire, d’être un opposant syndicaliste. Quelques mois plus tard, le grand-père Ruben, après avoir tenu tête à la milice et refusé d’accuser Roberto, mourut dans des circonstances troubles. Expropriés, les Lomas quittèrent la ferme, laissèrent les animaux, les meubles, tous leurs souvenirs, leur vie, pour aménager à Buenos Aires, dans un quartier insalubre, un tout petit appartement.
En 1978, Pablo a six ans et sa maman Sylvia est prête à accoucher. Une nuit d’horreur, la milice vient les arrêter, même si Pablo, tient tête aux tortionnaires de son père, s’écriant du haut de ses six ans ; « Je suis un opposant ! » et fendant d’un coup de genou la lèvre du capitaine qui s’était approché de lui sans méfiance.
Dans cet entretien ponctué d’émotions, où l’empathie doucement afflue et s’installe, Ignacio raconte à Pascal comment le petit Pablo fut torturé, tabassé, sans jamais livrer le nom des compagnons de son père qui menaient la lutte avec lui ; il raconte la perte de conscience de Pablo lorsque Roberto, le visage en sang, mortellement blessé, fut amené à lui. Il raconte enfin comment à quelque temps de là, on le conduisit dans une belle demeure de Buenos Aires, comment il fut adopté par un autre militaire/bourreau, le colonel Gutiérrez et son infâme épouse, repoussante, méchante, cruelle. Gutiérrez était un de ces pilotes d’hélicoptère qui pratiquaient les « baptêmes de l’air » durant lesquels les prisonnières et prisonniers de la junte armée étaient projetés dans l’océan Atlantique. C’était donc un des assassins de ses parents. Il y avait dans cette maison, heureusement, le majordome Guillermo pour le soutenir et être son ami. Devenu Ignacio, Ignacio Gutérrez, l’enfant resta dans cette prison dorée jusqu’à ces douze ans
A la fin de la dictature, en 1983, Ignacio s’échappa et retrouva, grâce au mot laissé par Guillermo, l’adresse de sa grand-mère Isabelle, elle qui, comme les mères et grands-mères de la place de mai, manifestait chaque dimanche, demandant des comptes sur leurs proches disparus.
Ignacio explique pourquoi il garde le prénom légué par les tortionnaires de ses parents. De confidences en confession, il raconte la manipulation, le marchandage, que le père adoptif de son frère Abel, l’enfant que Sylvia mit au monde avant d’être assassinée, exerça sur lui. Abel dont Ignacio et  Isabelle avait enfin retrouvé la trace et qui les reniait –mais cela est une autre histoire, écrite dans une lettre mystérieuse confiée à l’ami journaliste, Pascal.
Argentina, Argentina est un roman passionnant. Malgré la gravité du propos, il est parfois drôle et toujours émouvant. L’auteur a su créer des personnages aux contradictions humaines, où l’histoire intime se fond sans artifice à l’histoire contemporaine. A lire dès douze ans.
Annie Mas

(1) voir la recension de Frappier Là où se termine la terre : Chili 1948-1970, éd. Steinkis, 2017 sur le blog du 21 mai 2017