Anachroniques

30/04/2017

Une propédeutique tranquille à la lutte pour l’égalité et contre la soumission

Langlois Denis, La Politique expliquée aux enfants, SCUP éditions, 2017, 141 p. 7€
Denis Langlois avait publié aux éditions ouvrières L’Injustice racontée aux enfants, avec des illustrations de Françoise Boudignon, lorsque, en 1983, les éditions Les Lettres Libres de Serge Livrozet publient La Politique expliquée aux enfants. Denis Langlois est un pionnier de ces livres qui notifient, par leur titre argumentaire, le lectorat de l’enfance. Bien des années plus tard, le procédé servira de ligne éditoriale à des collections chez divers éditeurs. C’est ce livre et ses dessins de Plantu, augmenté d’extraits de la convention internationale des droits de l’enfant (signée à New York en 1990) que reprend l’édition SCUP en lien direct avec le site la-politique-expliquée-aux-enfants.fr. Voici comment Denis Langlois nous a explicité la réédition : « SCUP est en fait un ami libraire, Michel Lebailly, qui a décidé de se lancer dans l'édition. Militant pacifiste et écologiste, journaliste associatif, il a tenu une librairie à Paris, aujourd'hui une en Normandie, à Caudebec-en-Caux. Ayant une formation d'informaticien, il crée aussi des sites d'auteurs sur Internet. Il a notamment réalisé mon site personnel et un site pour le livre "Pour en finir avec l'affaire Seznec". Satisfait de ce dernier qui m'a permis de nombreux contacts avec des lecteurs et plus généralement des personnes intéressées par l'affaire Seznec, je lui ai demandé de créer un site consacré à "La Politique expliquée aux enfants" où je voulais publier intégralement et gratuitement le texte actualisé et les illustrations de Plantu. C'est ce qu'il a fait, mais il a trouvé dommage qu'il n'y ait pas un livre-papier correspondant à un prix "démocratique". Voilà pourquoi tu as ce livre entre les mains. C'est un pari que nous tentons. Les éditeurs font généralement le contraire : ils éditent un livre-papier, puis en proposent une version numérique un peu moins chère. Notre démarche militante est différente ».
En cette période électorale, l’ouvrage possède une pertinence certaine. Toute identification à une personne est une propédeutique au développement du pouvoir coercitif. Croire que le prestige de la loi s’explique par le prestige de la personne de qui nous la tenons relève en effet de la personnalisation du pouvoir.
C’est une désintoxication au commandement dont les êtres humains ont véritablement besoin pour se dresser en travers des volontés de puissance et de guerre. Toute guerre a pour racine la volonté de la domination, de l’accaparement de territoires ou de richesses, bref, toute guerre est intimement liée au désir de possession donc, aussi, à la propriété : « on se bat encore pour l’honneur, pour la gloire, pour le drapeau, pour la patrie, pour la religion. Parce qu’on se croit supérieur aux autres, parce qu’on ne supporte pas qu’ils soient différents de nous, parce qu’on souhaite les dominer ». La hiérarchisation des êtres se lit dans la hiérarchisation des fonctions sociales, des métiers, des salaires, des langages. La hiérarchisation c’est le révélateur légitimant de l’injustice. Elle fonde la compétition dont l’économie et le sport sont les deux propagandistes les plus acharnés. Contre la tyrannie de l’opinion dominante érigée en vérité, le principe à appliquer c’est de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait, le principe n’étant réel que si les deux orientations, celle du dire au faire et celle du faire au dire, sont effectivement présentes dans nos actions.
Le livre est porté par l’espoir que change « la manière dont les hommes vivent sur la Terre ». La vie en proximité, est évoquée, en ce qu’elle pourrait permettre à chacun et chacune de coopérer, hors toute hiérarchie des tâches, à la vie sociale et au combat contre les inégalités et les aspirants et aspirantes hiérarques. Pour autant, cet espoir ne peut trouver ancrage que s’il englobe la dimension internationale, car « aussi longtemps que ceux qui ont eu la chance de naître dans les pays riches se considéreront comme supérieurs, aucun progrès ne sera possible ».
Ce livre est un chef d’œuvre en ce qu’il parle vraiment aux enfants, qu’il leur est accessible et ne verse jamais dans la mièvrerie ou les bons sentiments qui nuisent à tant d’ouvrages de la bien-pensance pour la jeunesse. De plus, il met en pratique une définition magnifique de la lecture : « En fait, ce ne sont pas les livres qui sont importants. Mais ce qu’on pense, ce qu’on rêve, ce qu’on fait après les avoir lus ».

Philippe Geneste

22/04/2017

Récits des champs, récits des villes, d’ici et d’ailleurs

Tariel Adèle, 1000 vaches, Julie de Terssac, le Père Fouettard, 2017, 18 p. 13 €
Représentation d’une ferme de petit paysan, c’est-à-dire d’un agriculteur qui n’est pas un industriel. Ferme d’antan diront certains, mais ferme d’aujourd’hui si le choix politique, économique et social en était fait. Et là est tout l’intérêt du livre, dans les questions qu’il soulève.
Au cœur est le profit et le travail des industriels du lait, donc la question du machinisme introduit dans l’agriculture et enfin celle de la grande distribution qui vend le lait. C’est l’impératif du toujours plus de lait, donc du toujours plus de vaches, à exploiter en toujours moins de temps. Le fermier s’épuise, les vaches n’ont plus de vie de vache, mais ressemblent plutôt à des robots à produire du lait.
Les dessins de Julie Terssac sont faussement naïfs, avec des collages et un jeu de variations des couleurs. De plus, l’illustration joue à fond de l’hyperbole pour faire comprendre la saturation de l’espace fermier et donc de l’étroitesse des étables et des prés pour les vaches. La déshumanisation du métier s’inscrit dans l’anonymat des bêtes elles-mêmes.
Cette satire de la ferme des mille vaches éprouve l’humanité du fermier et l’animalité des bêtes. Alors, ensemble, les 1000 vaches et le fermier prennent le maquis, en quelque sorte, sortent des gonds du productivisme. Comme la chèvre de Monsieur Seguin les 997 vaches achetées pour combler l’élevage industriel, éprises de liberté, s’en vont dans la montagne trouver un paradis, un plateau secret des 1000 vaches…. Quant au fermier et à ses trois vaches, il se promet bien de ne plus jamais accepter les propositions du capitaliste imagé en homme-costume.
Valat Pierre-Marie, Le Tracteur, illustré par Pierre-Marie Valat et Gabriel Rebufello, Gallimard, collection Mes premières découvertes, 2015, 24 p. + 4 transparents, 9€ ;
C’est un numéro excellent de la collection qui, à une époque où les enfants sont de plus en plus étrangers à l’œuvre de culture de la terre, permet une prise de conscience de ce qu’est l’agriculture. A la fois précis sur les mœurs de l’agriculture, en prise sur le présent, l’ouvrage porte un regard technique sur le métier sans oublier, bien sûr, l’aspect mécanique de l’objet même du livre. Une bonne partie du volume s’emploie ensuite à présenter les différents types de tracteurs et donc de travaux humains liés à la terre avec une double page finale sur l’histoire qui l’a vu naître. 
morrice Fred, La Malédiction du béton, éditions chant d’orties, 2010, 215 p. 13€
Fred Morisse poursuit avec ce roman une œuvre singulière destinée à la jeunesse. Il prend pour thème la politique urbaine. Le récit dépeint de nombreux personnages pris dans leurs relations sociales, dans des immeubles de quartiers de grandes villes. A travers cette problématique l’humain et le politique sont intimement mêlés car, tout simplement, ils ne font qu’un. Les tragédies humaines qui se vivent dans ces quartiers voués à la destruction, Fred Morisse leur donne des visages, cherche à les faire ressentir. Autant qu’une réflexion sur l’urbanité, ce roman est une réflexion sur la vie comme espace et temps de relations sociales.
L’écriture directe de Fred Morisse agit sur l’histoire, la colorant d’une brutalité sociale qui colle à toutes ces politiques de rénovation urbaine qui déchirent des êtres, annihilent des lieux de vie, sous le poncif de la modernité et de la salubrité.
Un roman rare à lire et à faire connaître.                                                                    
Zemanel (d’après Jean de La Fontaine) Gonflée la grenouille ! illustré par Maud Legrand, Père castor – Flammarion, 2015, 24 p. 4€75
Inspirée de la troisième fable du livre I des Fables choisies à monseigneur Le Dauphin de La Fontaine (1621-1695), l’histoire de Fa-Dièse la grenouille transforme la morale initiale en une leçon de modestie dont la source est de savoir regarder le monde qui vous entoure. Et quand on accède à cette attitude devant la vie, on s’aperçoit, alors, que c’est l’importance de votre place sur l’échiquier social qui crée ou non l’admiration envers votre personne. Dommage que Zemanel n’ait pas poursuivi la leçon qui ‘aurait amené à une critique de la société inégalitaire.
Les illustrations de Maud Legrand, empruntant au dadaïsme et au trait des fanzines, fournit une introduction permanente à l’humour. La réécriture de la fable en conte par Zemanel a l’intelligence de jouer avec de nombreuse assonances et allitérations, d’accuser des rimes y compris internes pour rythmer le récit.
Thibaut C.D. Makou Fachina, Le Chasseur et les filles-oiseaux, contes fon du Bénin, bilingue français-fon, 2015, L’Harmattan, 99 p. 12€
La collection La légende des mondes est souvent chroniquée dans ces colonnes car l’œuvre éditoriale qui la sous-tend permet d’accéder à des traditions lointaines et rarement, voire jamais, présentes en littérature de jeunesse. Elle permet aussi au jeune lectorat d’entrer en contact avec l’écriture de langues de lui inconnues. Au fil des années, c’est un répertoire de contes traditionnels du monde entier qui se constitue. Une des richesses est par exemple ce que la collection offre de la culture fon du Bénin.
Tous les contes réunis sont des contes moralisateurs : convoitise, confiance, prudence face à l’inconnu qu’on croise dans les bois, orgueil et vanité, éloge de la ruse, la confiance au défi de la différence des sexes. Certains proposent des thématiques inusitées, comme celle du jumeau survivant, l’origine de la carapace des tortues, la polygamie face à la paternité, l’origine des seins chez la femme

Philippe Geneste

16/04/2017

Deux auteurs aux prises avec l’enjeu du roman historique pour la jeunesse

Daeninckx Didier, Avec le groupe Manouchian. Les immigrés dans la Résistance, éditions Oskar, collection Histoire et société, 2015, 118 p. 9€92
Cet ouvrage n’est pas une biographie de Manouchian. L’annexe du livre offre de substantielles informations sur tous les membres du groupe. Daeninckx a imaginé une fiction avec une héroïne enfant, Aliona, dont la mère a été arrêtée lors d’une rafle antijuive et dont le père s’est engagé dans la résistance. Elle va, dès lors, vivre d’appartement en appartement au fur et à mesure que la traque des résistants et résistantes par la police de Vichy se rapproche. On assiste, à la fin, au démantèlement du groupe.
Aliona et son père sont des personnages de fiction. Les autres personnages, pour la plupart, sont des personnages historiques. Le récit acquiert ainsi une force de vraisemblance qui le fait appartenir au genre du roman historique. Les faits évoqués qui structurent l’histoire se sont réellement passés. Où Daeninckx innove, c’est qu’ici contrairement à ce qu’on remarque dans la plupart des romans historiques destinés à la jeunesse, l’héroïne n’est pas au centre du récit. Certes, les événements l’éprouvent, mais c’est les activités du groupe Manouchian (composé de militants et militantes clandestins, clandestines) qui, étant consubstantielles au récit, finissent par s’imposer à la conscience des lecteurs et lectrices. Le dossier annexé confirme cette lecture. De plus, chose rare en littérature de jeunesse, Daeninckx réussit à faire advenir le mouvement de l’Histoire dans ce bref roman. La place des immigrés dans la Résistance ne peut que venir interroger le mépris qui les a accueillis après la seconde guerre mondiale et aujourd’hui encore. En détaillant les parcours des uns et des autres, Daeninckx permet aux jeunes de comprendre les ressorts de l’antifascisme et de la lutte en faveur des immigrés. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’auteur évite la stéréotypie, ambiante dans le secteur de la littérature de jeunesse, qui nappe les faits historiques par le discours uniformisateur des droits de l’homme. Ici, la question de la dignité humaine n’est pas posée de manière abstraite, mais à travers la singularité des engagements de la vie. Et c’est, sans nul doute, une leçon de vie autant qu’un apport littéraire à l’Histoire.
Certes, on peut regretter le flottement dans la narration. En effet, l’histoire est écrite à la première personne, mais les dialogues insérés, les extraits de documents introduits, viennent tordre un peu ce dispositif de la narratrice personnage. C’est probablement la volonté didactique, qui a imposé cette entorse narrative, poussée peut-être à cela par le nombre de pages (le livre est déjà épais pour cette collection). En revanche, l’atmosphère de la clandestinité est évoquée avec érudition et perspicacité.
L’intelligence historique du romancier est de livrer au jeune lectorat les éléments du débat sur la Résistance, ses composantes et la place de la MOI ou FTP-MOI (Francs-tireurs partisans / Main-d’œuvre immigrée) aussi bien dans la genèse des mouvements de la Résistance que sur la question de l’autonomie des groupes qui la composent. Daeninckx excelle dans les descriptions qui permettent au lectorat de se représenter les logements et la vie dans les rues de l’époque. Cette inscription prégnante dans la temporalité historique est une autre qualité de ce récit qu’on ne peut que recommander.

Levaray, Jean-Pierre, Faire quelque chose, illustrations Brigitte Roussel, éditions chant d’orties, 2015, 79 p. 8€
Inspiré de faits réels dans la région de Rouen, le roman de Jean-Pierre Levaray met en scène la classe ouvrière durant la seconde guerre mondiale, dans son apport à la Résistance. Le récit suit un groupe de personnages, travaillant aux ateliers SNCF et s’organisant au fil des mois en groupe clandestin pour combattre l’occupant. Des actions de sabotage, interne aux ateliers, aux attentats à Rouen, le jeune héros fait un double apprentissage. Il apprend d’abord à refuser la soumission, avec l’acceptation conséquente des privations et pertes que cela entraîne, y compris la mise en danger de proches. Il apprend ensuite la solidarité dans la lutte pour la liberté contre la répression. De mars 1941 à avril 1942, comme souvent dans les périodes de luttes intenses, la maturation des idées et des comportements afférents est à son comble.
Le roman est écrit à la première personne afin d’amener les jeunes lecteurs et lectrices à une identification au héros. Est-ce ce choix, est-ce la volonté d’éviter le didactisme, toujours est-il que le récit évite les questions qui fâchent sur une période de crise de l’identité historique nationale. Rien n’est dit en effet sur les oppositions de conceptions de la résistance. Rien n’est explicité sur l’enjeu pour la bourgeoisie de la collaboration. Ce n’est tout simplement pas le propos de l’auteur, et on ne peut pas lui en faire grief, même si l’intelligence de l’intrigue et de la composition du récit aurait supporté un tel élargissement du propos. Le récit aboutit à « un conseil. Faire quelque chose », qui sonne trop comme l’idéologie ambiante de l’engagement de la jeunesse promulguée par les textes officiels de l’éducation Nationale pour pouvoir espérer les transgresser, ce qui est sans nul doute le propos de Jean-Pierre Levaray. L’ultime chapitre retrouve le héros soixante-dix ans plus tard, devant une classe de troisième : « il y a toujours des moyens de résister », « il faut toujours faire quelque chose. Pour la liberté, la sienne et celle des autres, contre les injustices, pour ses droits ». Cet épilogue évite adroitement d’intégrer le didactisme dans la voix du narrateur pour le glisser dans la composition même du récit.
Cet excellent roman interroge, ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit de résistance » au nom duquel se lève régulièrement des entreprises à l’idéologie citoyenniste, inscrites jusque dans les prescriptions ministérielles de gouvernements qui, pourtant, œuvrent inlassablement à la soumission et à la subordination des libertés de chacun à l’intérêt général, national. De plus, le roman de Jean-Pierre Levaray, écrit dans un style de haute clarté, met en scène, fait si rare, la classe ouvrière et des enfants des exploités, ce qui, en soi, lui donne une place particulière dans le roman historique pour la jeunesse.

Philippe Geneste

09/04/2017

Est- ce d’amour ou d’amitié ?

Drakeford Lisa, Baby bad trip, edition Milan, 2016, 222 pages, 13€90
Dès son commencement, le roman bouleverse.  Nicola, meilleure amie d’Olivia qui fête ses 17 ans,  donne naissance à une petite fille dans la salle de bain.
Baby bad trip révèle les liens qui unissent cinq jeunes (trois filles, deux garçons), et les histoires, peines et joies d’adolescences tourmentées, invitant les lecteurs, lectrices du même âge à se retrouver. Le roman se décline en cinq mois –février, mars, avril, mai, juin–, formant cinq chapitres, chacun consacré à l’un des cinq personnages.
Ainsi le mois de février est-il celui d’Olivia. C’est son anniversaire. Olivia est une belle jeune fille de dix-sept ans, gentille, populaire, charmante. Née de parents petits bourgeois, elle mène une vie confortable, troublée cependant par la différence d’Alice, sa petite sœur, et la violence de Jonty, son petit ami. Mais rien ne laissait supposer le sang-froid dont elle fait preuve en aidant Nicola, sa meilleure amie, à accoucher. Rien ne laissait non plus deviner le chagrin que lui infligent Nicola et Jonty  lorsque, ayant intercepté un échange de regards, elle les soupçonne de l’avoir trahie. Pour elle, et cette pensée fait force de vérité, le jeune homme est le père du bébé. dès la fin du premier chapitre, elle rompt avec eux ses liens d’amitié et d’amour Cependant, au cours du roman, elle retrouve sa meilleure amie, se réconcilie avec elle. Par ailleurs, forte d’un nouvel amour, un autre jeune homme, elle ébauche avec Jonty une relation d’amitié sereine.
Mois de mars : c’est le mois de Nicola. Avant la naissance de sa petite fille Elisa, Nicola vivait seule avec sa mère. Celle-ci travaille à la cantine scolaire pour un maigre salaire. Maintenant Nicola se consacre nuit et jour à son enfant. Elle a dû arrêter ses études et délaisser ses projets d’avenir (être styliste). Elle affronte les services sociaux et leurs chants de sirène pour l’inciter à abandonner la petite et à la faire adopter. Elle doit souffrir les commérages des voisins, la médisance. Elle doit lutter contre la solitude, l’angoisse et la fatigue face aux pleurs d’un petit bébé. Mais au fil du temps sa mère, d’abord très distante, prend soin de l’enfant, l’aide et la conseille.
Sa brouille avec Olivia la blesse, et elle-même ne comprend pas ce qui l’a poussée dans les bras de Jonty, qui ne l’attirait pas… Identification à son amie ? Jalousie ? Désir d’enfreindre l’interdit ? De se prouver quelque attrait et d’éprouver sa séduction dans cette relation qu’elle interrompt rapidement ? Cependant Alice, la petite sœur d’Olivia, vient lui rendre visite, ainsi que Ben, leur ami commun et qui, petit à petit,  permet la réconciliation des deux jeunes filles.
Mois d’avril, et voici le portrait d’Alice. Elle est âgée de onze ans et éprouve un syndrome particulier qui la rend différente, avec une intelligence profonde pour les mathématiques et la logique, mais des difficultés à s’intégrer, à saisir les codes sociaux, en particulier ceux de ses pairs, au collège. Désemparée, face à la méchanceté qu’elle affronte seule, elle se réfugie dans son monde intérieur. Très intriguée par la naissance d’Elisa, elle se rapproche de Nicola, quasi abandonnée par tout le monde, et prend une part active aux soins donnés au bébé. Exclue, et même tourmentée par ses camarades de classe, elle n’a de cesse d’essayer de les comprendre. Sa solitude et ses souffrances vont s’interrompre grâce à la rencontre avec une jeune fille de son âge et vivant le même syndrome qu’elle. Par sa différence, sa quête de compréhension, son regard naïf et profond sur les évènements, Alice est un des personnages les plus touchants du roman.
Mois de mai, et nous nous approchons de Jonty. Après la fuite de sa mère et fils illégitime et rejeté d’un notable, Jonty vit seul avec sa grand-mère. Est-ce l’abandon de sa mère et l’absence de son père qui l’ont rendu écorché vif et violent ? Et pourquoi cette violence est-elle à son paroxysme face à la jeune fille qu’il aime depuis toujours, Olivia, surtout dès qu’il sent leur amour menacé : par exemple, si elle sourit à un ami, si elle porte un vêtement trop seyant ? Pourtant, ce n’est pas cette violence ni ses gestes brutaux qui sont la cause de leur rupture : la jeune fille rompt dès qu’elle devine la trahison de Jonty avec sa meilleure amie, Nicola, et qu’elle le soupçonne d’être le père du bébé. Au cours du roman, cependant, tandis qu’Olivia a un nouvel amoureux, Jonty se rapproche de Nicola, si douce et voluptueuse. Dès lors, son trouble pour les deux jeunes filles n’est plus douloureux, ses sentiments pour elles deux sont apaisés. Sa relation avec la petite Elisa, qui lui est confiée comme son enfant, et dont il apprend à comprendre les besoins, et dont il commence à s’occuper, lui fait s’affranchir de ses angoisses d’abandon, donne un sens à sa vie ; il éprouve pour la petite une paternité farouche.
Mois de juin, celui de Ben. Le roman se clôt sur l’anniversaire de Ben, au mois de juin. Ses parents ayant divorcé lorsqu’il était enfant, Ben vit avec sa petite sœur, sa mère et son beau-père –homophobe. Méprisé parce qu’homosexuel par cet homme, Ben est un adolescent délicat et sensible. Meilleur ami et confident d’Olivia et de Nicola, il soulage leurs peines réciproques et permet leur réconciliation. C’est lui qui a trouvé le prénom du bébé, Elisa, qui veut dire joyeuse, et il s’en occupe très souvent.
La fête de son anniversaire lui permet de parler à un jeune homme qui l’attire et peut-être de transformer un sentiment d’amitié en amour.

Ainsi les liens d’amour et d’amitié, si confus parfois aux adolescents, se mélangent ici en des couleurs chatoyantes ou délicates qui s’emmêlent. La dernière révélation -Nicola se rendant compte de son erreur dans les dates de la conception d’Elisa- a semblé très cruelle à la commission Lisez Jeunesse. Elle reproche au roman de trop s’appuyer sur les émotions, qui nuisent à une réflexion sociale comme elles fomentent l’évitement tant de la maternité que de la paternité.
Cependant la lecture ouvre grandes les portes au rêve. L’histoire dépasse le roman, elle n’est pas figée, ni terminée. C’est aux lectrices, lecteurs d’en inventer la suite, parmi les mailles sensibles de leur imagination adolescente.

Annie Mas

01/04/2017

Oraison d’altérité

De Cadier Morgane, Chut ! Illustrations de Florian Pigé, éditions Hongfei, 2017, 40 p. 15€50
L’injonctive interjection, qui sert de titre à l’album, en annonce la teneur : traiter la relation sociale à travers une situation dialogique. La relation implique deux termes, deux êtres, deux personnes. Le phrasillon –le mot est du linguiste Tesnière- « chut ! » est un phrasillon d’ordre qui induit un rapport à la loi. Le personnage, qui le prononce à tout bout de champ, est un lapin blanc. Il s’adresse à un lapin noir, son voisin. Si on met de côté l’anthropomorphisme, plusieurs types de relations sociales sont ainsi convoqués : la différence de couleur de la peau, relation de voisinage, rapport aux différences de meurs. De plus, le récit devient une méditation sur la maîtrise de soi, sur les émotions, sur le bien être et son corollaire, le rapport aux autres.
Le dessin installe aussi ces problématiques en posant d’emblée l’attitude impérative du lapin blanc à laquelle s’oppose l’attitude d’incompréhension et d’accueil déçu du lapin noir. De même, la maison de l’un est close, non ouverte aux vicissitudes du temps, l’autre est toujours ouverte.
Pour faire progresser le récit, l’autrice passe, avec intelligence, par une allégorie, celle de l’oiseau qui niche sur le toit de la maison de Franklin, le lapin blanc. Plus ce dernier crie sur l’oiseau, lui profère des ordres et une cessation impérative de chanter, comme il a coutume de se comporter avec son voisin qui aime faire la fête, l’oiseau grossit, grossit jusqu’à ce que la maison croule et s’écroule sous son poids. La finesse est ici de passer non par du dialogue ou une situation conflictuelle rapportée, mais de laisser intacte l’autarcie du lapin autoritaire pour observer les conséquences de son refus de l’autre, de son mépris de ce qui l’entoure.
Ici point de morale ou de jugement d’immoralité, juste une situation banale artistiquement traitée pour rendre compte de la nécessité d’accepter l’autre pour être soi, pour se découvrir soi-même. A la fin, le lapin noir vient en aide à son voisin qui, peu à peu, se rend à la vie sociale en chassant de sa bouche l’interjection répulsive, celle qui exclut. Quand la relation en réciprocité prend le pas, l’individu cesse de crouler sous la solitude où l’enferment ses anathèmes et entre en attractivité culturelle avec les autres. Sa maison s’ouvre comme lui-même s’ouvre à la représentation des autres et d’une nouvelle vie.

Baussier Sylvie, Les Autres mode d’emploi, oskar, 2014, 84 p. 6€
Ce récit documentaire sur l’autisme et plus spécifiquement sur le syndrome d’Asperger est écrit à la première personne, sans doute pour aider le jeune lectorat à épouser la cause des autistes, à mieux comprendre leurs réactions et la cohérence de leurs comportements dans la vie sociale. On suit un enfant de 6 ans et 3 mois, d’un institut médico-éducatif à l’école puis au collège. Le narrateur est cet enfant ayant atteint l’âge de 11 ans et se trouvant en sixième. Avec des situations très concrètes, Sylvie Baussier fait comprendre la différence du jeune autiste et laisse percer des leçons d’humanité à travers des attachements, des manies, l’incapacité au mensonge.
Le récit décrit comment l’autre peut porter atteinte à notre intégrité, comment, aussi, cet autre est indispensable à la construction de soi. Une belle réussite de la collection court métrage.

Palluy Christine, La Moufle, illustrations de Samuel Ribeyron, Milan, 2015, 40 p ; 9€90
Voici un album composé sur le modèle du classique Les Bons amis. La situation inventée est quelque peu surréaliste, puisqu’une moufle perdue dans la neige va servir de tente abritant des animaux frigorifiés dans un univers où hommes et animaux vivent en harmonie et dans l’entraide. La solidarité qui amène chaque animal à accepter de côtoyer un prédateur et chaque prédateur à respecter sa proie d’avant, se mue assez vite en narration éthique parlant de paix et de respect des autres pour se respecter soi. Les illustrations de Ribeyron épousent par le travail graphique des paysages et arrière-plans la finesse de l’écriture de Palluy pendant que le trait, proche de celui des comix, qui pose chaque personnage sur la page, invite à l’humour. Le décalage n’est pas sans rappeler ou plutôt renforcer le glissement léger vers l’univers surréaliste porté par la situation. Au fond, La Moufle est une fable sans morale que l’on peut lire aux petits enfants à partir de 5/6 ans mais qu’on donnera à lire aux petits dès 8 ans avec grand bénéfice.

Philippe Geneste