Si nous avons choisi de présenter ensemble ces deux très beaux romans : Le jour où je suis partie de Charlotte
Bousquet et Guadalquivir de Stéphane
Servant c’est parce que les voix de leurs jeunes narrateur et narratrice s’y
font écho. Elles racontent qu’au sortir de l’enfance, si l’avenir paraît
emmuré, empêché par les diktats sociaux et machistes, et malgré la violence, le
chômage, malgré les viols, les mariages forcés, malgré le racisme et malgré
toutes les religions, rien n’est inscrit d’avance, rien n’est prédestiné.
Bousquet Charlotte, Le jour où je suis partie, édition
Flammarion Jeunesse, 2017, 186 pages, 13€
C’est l’hiver au commencement du
roman. La narratrice, Tidir, est une jeune marocaine de 18 ans. Elle habite
avec sa fratrie, sa mère, ses tantes et surtout sa grand-tante Damya, dans un
douar perdu aux confins de l’Anti-Atlas marocain. Son père est parti à Aguadir
soi-disant pour nourrir sa famille, mais où, profitant de son statut d’homme
dans une société machiste, il trompe son épouse, et cela sans vergogne et
surtout sans qu’elle ne réagisse.
Malgré la beauté de la nature
alentour, l’harmonie de la vie au douar, la proximité des animaux, des chèvres
dont elle prend grand soin, en compagnie du chien berger Toto et de l’âne
Santiago, Tidir souffre. Depuis trois mois que son amie intime Lilli est morte,
Tidir souffre et a la haine. Elle a la haine parce que Lilli a été violée et
contrainte d’épouser le criminel, et que meurtrie d’humiliation, de douleur,
Lilli s’est suicidée.
Aussi, lorsque son père veut lui
imposer un mariage forcé, Tidir, comme une revanche au drame de son amie, comme
une émancipation aux diktats machistes, pour aussi rencontrer d’autres femmes,
d’autres hommes, et partager un idéal de liberté, d’épanouissement de vie,
décide de partir à Rabat, la grande ville marocaine, bien loin de son douar natal.
Là, elle veut participer à la
Marche du 8 mars, journée de la femme, durant laquelle sont dénoncées
toutes les violences récentes et anciennes faites aux filles et aux femmes :
agressions pour tenues jugées indécentes, pour marcher non accompagnée dans la
rue, harcèlements, mariages forcés (en dépit de leur interdiction au Maroc, depuis
2014), viols…
Aidée de Damya, qui, à 15 ans, s’est
échappée elle aussi d’un mariage forcé, Tidir s’enfuit. Elle a pour tout bagage
un petit baluchon empli de rares vêtements, de nourriture, d’un tapis tissé par
Damya et qu’elle pourra revendre, et en guise de bénédiction tout l’héritage
que la vieille dame lui offre, celui du courage et de la liberté.
Chemin faisant la jeune fille
apprivoise un chien, Amalou, qui va la suivre partout et, l’aider à sauver un
jeune homme de son âge agressé dans une rue sombre de Marrakech. Cet adolescent
est français, il s’appelle Lilian. Il va l’accompagner jusqu’à Rabat, jusqu’à la Marche des Femmes. Dans
leur périple les deux amis vont vivre ensemble les préjugés sociaux :
haine des animaux, en particulier des chiens, haine pour les humains, racismes contre
toute couleurs de peau différente, machisme avec les indécrottables réflexions à
l’égard d’une jeune fille marocaine soupçonnée de profiter de l’argent supposé
d’un garçon européen. Des préjugés moraux aussi. Après avoir vécu une tentative
de viol, Tidir comprend et souligne, à l’encontre de ce qu’il est souvent pensé
et dit, qu’il n’existe pas de tenues, de statures coupables, ni de comportements
ou de caractères, qui provoqueraient la moindre excuse à ce crime, que l’on
soit silencieuse et douce comme son amie Lilli, ou déterminée comme elle.
Le roman se termine. On devine la
jeune héroïne toute proche d’une nouvelle croisée de chemins, là où des hommes,
des femmes travaillent à défricher (déchiffrer) les voies de l’émancipation
humaine.
Servant Stéphane, Guadalquivir, Gallimard Jeunesse,
2017, 197 pages, 5€90 (1ère éd. 2009)
Frédéric vit en banlieue avec sa
mère. Narrateur du roman, il raconte comment la mort de son père - fut-elle accident,
ou suicide ?- l’a anéanti. Avant d’être licencié, son père était maçon. Il
était fier de son travail bien fait, de ses réalisations tout au long des
routes qu’il pouvait montrer à son fils, Frédéric, alors enfant. A son licenciement
il s’est senti exclu, humilié, rejeté parla France à qui, fils d’immigré.e
espagnol.e, il avait apporté son savoir faire, toute la force de son travail et
de sa dignité d’homme. La mort de son père, Frédéric l’a vécue comme un abandon,
elle s’est faite douleur, une douleur qui brûle en lui comme un feu de haine –
haine contre ceux qui ont détruit son père, haine qui le pousse à une violence exacerbée
non contre les réels malfrats, détenteurs du pouvoir de l’argent, qui vivent et
s’enrichissent au détriment de ceux et celles qu’ils exploitent, mais contre les
jeunes de la banlieue d’en face, enfants d’immigrés maghrébins et africains. Avec
ses copains skinheads, Frédéric s’enfonce dans une violence de plus en plus
dure.
Frédéric a aussi une grande mère,
Pépita, venue d’Espagne pour passer ses derniers jours en France, dans une
structure où l’on soigne de vieilles personnes comme elle, vieilles personnes dont
le cerveau serait enténébré, comme étouffé par des toiles d’araignées tenaces
et monstrueuses. C’est un service de soins palliatifs, comme on dit, un service
de fin de vie.
Ce matin là, Frédéric reçoit un
appel téléphonique de Pépita. Elle s’est enfuie, toute amnésique et malade qu’elle
est, de son service de soin palliatif, et va prendre le train. Alors Frédéric
ne rejoint pas ses copains skinheads pour assouvir sa violence mais part à la
recherche de sa grand-mère pour la protéger et la ramener.
Dans la gare en partance pour
Madrid, il la retrouve enfin. Ce qu’il faut d’esprit pour une vieille dame à la
santé défaillante et à la mémoire fragile pour avoir élaboré ce voyage ! Pépita
a tout prévu, la venue de son petit fils, Coco, comme elle appelle Frédéric, et
l’argent, les billets. Ensemble ils se protègent des contrôleurs, des flics de
tout poils, lui pour ses exactions de violence, elle pour s’être enfuie de l’hôpital.
Leur destination est la maison de Pépita, à Jerez de la Frontera, pas loin d’où
le Guadalquivir et l’océan Atlantique mêlent leurs eaux. Chemin faisant, Pépita
raconte la lutte pour la liberté et contre Franco des révolutionnaires
espagnols dont faisait partie son jeune époux, Alejando, mort lorsqu’elle était
enceinte. Il fut fusillé avec le poète Fédérico Garcia Lorca, par l’armée
franquiste. Elle raconte comment, devant le Guadalquivir aux courants enfouis
et indomptés, elle a recherché les traces de son amour, Alejando, et de son
ami, Fédérico, toute enceinte et toute en peine qu’elle était.
Presque au but de leur périple,
Pépita et Frédéric rencontrent deux
immigrés clandestins marocains, Béchir et sa fille Kenza. Après maints
malentendus, Frédéric ouvre son cœur, son intelligence à ce qui lui était
différent, étranger. Il canalise sa violence et la maîtrise quand il empêche le
viol de Kenza en laissant la vie sauve à l’agresseur. Il refuse de devenir un
meurtrier.
à
la fin de l’histoire, estampillée Alzheimer et quasi coquille vide, Pépita
permet encore à Bachir et Kenza de trouver un travail, et leur confie son
argent. A Coco, son petit fils, elle offre le monde délicat de sa tendresse,
ses rêves de poésie et de révolution, mettant entre parenthèses l’univers de
violence et d’échec social où il s’embourbait. Et bientôt, tel un oiseau léger,
elle va enfin prendre son envol, s’échapper.
Guadalquivir est un très
beau roman, émouvant, où l’expérience de la vie explose les autoroutes d’asphalte
pour ouvrir des pistes buissonnières où on se rencontre soi parce qu’on
rencontre l’autre. Le roman offre une lecture vivifiante comme une promenade
qui invite à la réflexion, une lecture qui suscite l’étonnement, le désir de suivre
des chemins sans balise, des sentiers détournés, et celui surtout… de ne jamais
marcher au pas.
Annie Mas