Anachroniques

25/09/2016

Dans la mémoire retrouvée

Causse Rolande, Charlotte Delbo, poète de la mémoire, Oskar éditions, collection histoire et société, 2015, 190 p.
La parution récente de la deuxième biographie de Charlotte Delbo (1) est l’occasion d’attirer l’attention des jeunes lecteurs et lectrices sur l’excellent ouvrage de Rolande Causse qui s’imposera, sans nul doute, dans les centres de documentation et d’information des établissements scolaires ainsi que dans les bibliothèques.
Sur la base d’une documentation solide, Rolande Causse retrace la vie et l’œuvre de Charlotte Delbo (1913-1985), écrivaine engagée, rigoureuse, sans concession, mais aussi militante communiste, déportée et militante de la mémoire. Rolande Causse s’appuie sur la biographie de Violaine Gelly et Paul Gradvoul parue lors du centenaire de la naissance de Charlotte Delbo. Elle intègre des textes de l’auteure, des extraits de documents. Très érudite, très précise, la biographie de Rolande Causse ajoute à ce type de travail une analyse des œuvres. Une chronologie instruite, une bibliographie conséquente, viennent clore l’ouvrage qui, de bout en bout, reste d’une lecture aisée et délectable.
Fille d’ouvriers immigrés italiens installés à Vigneux-sur-Seine, elle devient sténodactylographe. Son ami Henri Lefebvre (1901-1991), philosophe, l’initie au marxisme. Elle est au parti communiste français quand elle rencontre Georges Dudach, avec qui elle se mariera. En 1937, elle est embauchée comme sténodactylo par Louis Jouvet, directeur du théâtre de l’Athénée. Elle dactylographie les cours qu’il donne et une amitié va se lier entre eux, dans le partage de la passion du théâtre. Elle part avec lui, en 1941, en tournée en Amérique latine, mais revient en France pour mener le combat de la Résistance.
Le 23 mai 1942, Georges Dudach est arrêté et fusillé au mont Valérien. Les nazis remontent le réseau parisien mis sur pied par Politzer. Le 24 janvier 1943, elle est déportée à Auschwitz puis sera transférée à Ravensbrück. Puis c’est la libération des camps.
Charlotte Delbo va mettre du temps à reprendre pied dans la vie. Elle va mettre par écrit, d’une écriture poétique, son expérience des camps et celle des camarades et compagnes déportées. Elle écrit mais ne publie pas. Rolande Causse explique ce geste longuement. Le manuscrit sortira en 1965 aux éditions de Minuit sous le titre qui, avec Aucun de nous ne reviendraUne Connaissance inutile (1970) et Mesure de nos jours (1971) formera la trilogie Auschwitz et après. En 1965, aussi, paraît Le convoi du 24 janvier.
En 1947, elle est secrétaire à l’ONU. Elle reste engagée contre la guerre d’Algérie, contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, avec Allende contre Pinochet, avec la révolution des œillets au Portugal. Cet engagement trouvera dans le théâtre, expérience d’écriture entamée avec  Qui rapportera ses paroles, sa forme privilégiée d’expression : La Théorie et la pratique, La Capitulation, La Sentence, Maria Lusitania, Coup d’Etat, La Ligne de démarcation, Et toi comment as-tu fait ?Les Hommes.
Il faut, vraiment, souligner le travail exigeant de Rolande Causse qui s’adapte à la perfection à son public soit des préadolescents bons lecteurs soit des adolescents.
Philippe Geneste

(1) Durant Ghislaine, Charlotte Delbo, la vie retrouvée, Grasset, 2016, 608 p. 24€

18/09/2016

Clameurs et chuchotis du monde

Couliou Chantal, Berghman Charlotte, Le Chuchotis des mots, Les carnets du dessert de lune, 2016, 75 p. 10€
La poésie chuchote le monde en le disant, elle invite son lecteur à saisir l’ordre des représentations, à dépasser le réel pour y voir, en dessous, par impertinence, par volonté ou par conscience nouvelle, les mécanismes et ce qui lui échappe. Car, ce qui n’est pas représenté du monde nous échappe toujours. Que le bruissement de consonnes et le souffle léger de voyelles suffisent à cette œuvre humaine de première main définit la poésie. Le recueil de textes et d’images de Chantal Couliou et Charlotte Berghman offre ce plaisir vif d’entrer par effraction consentie dans l’univers qui nous entoure. Les dessins aquarellés, sont légers, infimes, rieurs, plus ébauchés que posés. Pourquoi ? Pour permette au lecteur de vagabonder, d’aller à son rythme dans un univers qui n’a pas de clôture qui travaille à son ouverture incessante :
« Tous ces petits papiers colorés
Sur les murs infinis de la poésie »
La poésie creuse l’appétit de la découverte des choses, « pour dire toutes les envies ».

Le pédagogue trouvera, en plus, dans ce recueil sensible et gai, une foule de clins d’œil aux cours de récréation, aux comportements d’école, à la vie des classes. Les autrices ont choisi d’aborder la vie contemporaine avec un regard intérieur positif. Si
« Le tourniquet ressasse les refrains
Des enfants endormis »
C’est pour affirmer la primauté de la pluralité sur l’isolement de l’individu. Seule la lune se doit d’être « Drapée dans sa solitude ». Mais la lune est un astre, pas l’humain qui doit apprendre à combattre les désastres.
« Oyez, oyez
Bonnes gens
Avis de grands vents, Veuillez
Rester
Aux abris »
Pour ce faire, il faut entendre la nature :
« L’if et le thuya
Se penchent fiévreusement
Sur la pierre froide des cimetières
Sans craindre de vieillir ».
Le jeu des couleurs, ces taches jetées çà et là comme par mégarde, mais gardons-nous d’un jugement aussi hâtif, tentent de dessiner cet « accord parfait », cette harmonie à trouver, où « (…) dessiner
Les contours de la vie ».
Lire la poésie est une invitation à se défaire des stéréotypes. Dans ce processus, l’insistance des créatrices ne peut-elle être lue comme la volonté de construire un temps, une durée, celle de la lecture, où le lecteur, la lectrice rompent avec les stéréotypes. La lecture de poésie deviendrait alors un acte de rupture, de séparation du normé, de l’attendu pour une échappée tendre et colorée vers l’humour créateur de sens imprévus.

Dumortier David, Achète, achète, achète, illustrations d’Anastassia Ellias, MØtus, 2016, 88 p., 12€
L’album mêle, par la mise en page, le texte et l’image, configurant des billets de banque, mais des billets poétiques. Il s’agit d’une parodie de la société de consommation, un contre-pied de l’ordre pulsionnel bourgeois de l’achat. L’anaphore « achète, achète » inscrite dès le titre se déconstruit au fur et à mesure de l’accumulation des billets lus. C’est la lecture qui œuvre à la décomposition de l’impératif capitaliste premier de l’achat. Finalement, les mots ne sont pas à vendre, mais à lire, à déguster c’est-à-dire à comprendre. Les métaphores abondent mêlant esthétique et humour, comme cet « avion en papier » lancé « dans la corbeille/des nuages ». Les dessins aux effets d’aquarelle, donnant toute leur place aux traits –ceux de l’écriture, probablement–, épousent le détournement du sujet pour jeter par la fenêtre poétique l’argent de l’aliénation.
Le travail sur les assonances et les allitérations façonne des poèmes compacts dans leur teneur poétique. David Dumortier propose ainsi au jeune lectorat d’entrer dans un univers cohérent, bien que parallèle à celui du quotidien. N’est-ce pas une des fonctions que certains poètes donnent à la poésie : non pas tant transformer le monde mais l’ouvrir à un autre possible ? La fabrication proposée de ces billets poétiques, en fin d’ouvrage, par simple découpage rejoint la conception du livre objet dont Dumortier nous avait offert un magnifique exemple avec Le Jeu de la bonne aventure. Mais c’est aussi une marque d’inventivité des éditions MØtus.

Philippe Geneste

11/09/2016

Etre dans sa langue, c’est être soi et, avec l’autre, s’entendre

JEAN Didier & ZAD, Deux mains pour le dire, éditions Utopiques, 2015 (1ère édition 1999, Syros), 118 p. 7€
Ce livre mérite d’être replacé dans le contexte historique qui l’a vu naître. A la fin des années mille neuf cent quatre-vingt-dix, la revendication de reconnaissance  de la minorité sourde augmente son impact sur les cercles politiques et d’éducation. Le mouvement général autour de l’intégration scolaire est en marche dans l’éducation, mais encore ses dispositifs restent disparates. La langue des signes est certes reconnue mais non encore installée dans l’horizon institutionnel national. Jean & Zad épousent le mouvement revendicatif et livrent un roman finement engagé pour la cause sourde.
L’histoire est bien saisie, nouée autour d’une relation sentimentale entre deux adolescents. L’éclairage social est intelligemment projeté, sans aucun didactisme. Les personnages campent une vie de quartier urbain avec réalisme. Certes, on pourrait regretter quelques stéréotypies dans la présentation de la langue des signes (pages 89 et 90) mais ceci ne peut enlever au récit son élan à poser la question sourde au sein de l’idéologie sociale de l’intégration.
Quinze ans plus tard, le livre apparaît comme un document de l’histoire immédiate. La langue des signes est devenue langue officielle au sein de l’éducation nationale, le bilinguisme (langue des signes française / français) est institutionnalisé. Si, dans les textes officiels, la question de l’intégration a pris les atours de l’inclusion (années 2000) puis de la scolarisation (2010),  la question de la surdité comme contribution à un multiculturalisme différentialiste est au centre des débats. Ce multiculturalisme, qui cultive le droit à la différence, ne ghettoïse-t-il pas le sourdisme en se prévalant de l’intégration/inclusion ? Force est de constater que la société et le pouvoir politique lui a assigné une place sur un échiquier des différences où chaque différencié, si on ose dire, se sent à sa juste place… ce qui revient à accepter l’ordre social existant. A l’inverse, une autre voie, humainement plus féconde, ne se tracerait-elle pas dans la bataille pour une reconnaissance de ce qui est, par exemple,  des difficultés d’apprentissage du français réellement constatable chez les sourds. Cette voie ouvrirait, notamment, à une position égalitaire, que certains envisagent comme un métissage culturel, position qui déjoue l’idéologie de l’intégration et son corollaire le multiculturalisme pour faire entendre une voix dissidente : l’autre, ce n’est ni le différent ni le même, c’est juste la preuve de l’existence des relations humaines. La voie nouvelle ce serait de dire que quand la différence est conçue comme moyen d’identification, elle devient une déclinaison quasi policière de son identité, alors que ce n’est que dans le travail sur la singularité que se reconnaît la dimension humaine de la vie sociale.

Lorsque le livre de Jean & Zad paraît en 1999, ces questions sont à l’état embryonnaire, mais leur présence transparaît à la lecture. Et c’est ce qui rend opportune cette réédition : ouvrir à une lecture rétrospective critique qui remettrait en question les préceptes essentialistes et libéraux du « je suis ce que je suis » ou du « deviens ce que –de toute éternité- tu es ». On en comprend aisément l’enjeu pour aujourd’hui. En effet, le différencialisme, qui isole, bâtit des frontières étanches et l’égalité y est une illusion entretenue puisqu’elle s’y définit comme un droit à être à sa place, une place à part, donc l’acceptation d’une inégalité des espaces sociaux occupés. Au contraire, la relation amoureuse des deux adolescents de Deux mains pour le dire pointe l’altruisme inhérent à chaque langue. En effet, cette relation n’a été rendue possible que par l’effort fait à comprendre l’autre dans sa langue. Le roman deviendrait alors une leçon de philosophie politique pratique.

Philippe Geneste

04/09/2016

Du géographisme de Peter Sis

Meunier Christophe, Les géo-graphismes de Peter Sis. Découvrir, explorer, rêver des espaces, préface de François Place, Paris, L’Harmattan, 2015, 310 p. 32€
Auteur illustrateur da haute renommée en littérature de jeunesse, Peter Sis est l’objet d’une étude approfondie par un chercheur géographe.
On retiendra de l’analyse de Christophe Meunier, où l’érudition (inventaire des sources, connaissance de toute l’œuvre publiée et plus, étude de la typographie, des inserts, des jeux de l’oie, des registres de texte, des moyens graphiques, des dispositions graphiques) s’allie à la clarté d’exposition pour un régal de lecture, le néologisme de géographiste qu’il applique à Peter Sis et qui pourrait s’appliquer aux quelques auteurs illustrateurs cartographes comme François Place qui préface le livre. Comment un lieu est-il une porte pour la mémoire ? Pourquoi un lieu nécessite-t-il d’autres lieux pour se situer et prendre sens ? Pourquoi une position dans l’espace est inévitable pour donner du sens à quelque chose ? En quoi un album interroge els perceptions spatiales de l’enfant ? L’album peut-il préparer la représentation géographique de l’espace ? Un album destiné à la jeunesse ne participe-t-il pas de cette encyclopédie illustrée mis au point en 1658 par Jan Amos Commenius, le fameux Orbis Sensualium Pictus ? Pourtant l’image n’est pas une entrée directe dans le monde, et toute l’étude de Christophe Meunier le prouve ! Elle démontre, aussi, que le récit en image, mieux que le récit par l’écriture, est un pont tendu entre l’univers des adultes et l’univers des enfants. Le dessin est un espace de transition donc de transmission.
Mais il y a plu. L’œuvre de Sis est hantée par la rupture géographique, l’auteur étant parti de Tchécoslovaquie pour s’installer aux USA. Au cœur des histoires qu’il a conçues, on trouve le thème de la déterritorialisation / reterritorialisation, « phases d’enfermement et d’évasion » (p.19). On comprend aisément tout le profit que le lecteur peut retirer des analyses du géographe aujourd’hui. Christophe Meunier montre comment Sis transpose « aux récits biographiques de personnages historiques » des « récits spatiaux personnels » (p.20).
Ce qui, entre autres analyses, passionnera le pédagogue, c’est l’application que fait Christophe Meunier, à la suite du psychologue russe Shemyakin, des trois éléments par lesquels le jeune enfant se structure dans l’espace : « des repères, un itinéraire et la configuration générale de l’espace parcouru » (p.23). Et plus encore, le livre de Meunier pointe la nécessité de la mise en récit pour que l’espace fasse sens. Des images isolées ne font pas sens, si elles n’ont pas un fil conducteur, si l’espace ne configure pas un récit. Comment l’espace se temporalise-t-il pour que puisse naître la fiction ? Christophe meunier l’analyse pue, trop occupé à plonger dans l’intime de la création siséenne mais on peut l’inférer des nombreuses analyses de détail des albums et des œuvres qu’il déploie. C’est l’acte de lecture qui permet à l’espace de se temporaliser. C’est le lecteur, la lectrice, quelle que soit son âge qui temporalise. Et si, parce que trop petit ou trop petite, le fil de l’histoire se rompt à chaque page u chaque double page, c’est par le racontage de l’adulte que le temps d’un récit emporte l’attention. En regard de Peter Sis, Christophe Meunier cite Shaun Tan : « Et par-dessus tout, il y a ce désir moteur de tirer quelque image  cohérente d’un vécu fragmenté et confus, une histoire qui fasse sens et qui puisse être transmise aux autres »(1). Cette préoccupation de plasticien n’est-elle pas identique chez l’enfant qui lit un livre d’images ? Ne cherche-t-il pas à travers les pages séparées les unes des autres à construire une représentation cohérente, à trouver sens à ce monde iconographique ? N’est-ce pas la clé de la fascination de l’enfant pour l’adulte qui lui lit l’histoire et qui par la voix lui offre de la cohérence ?
Philippe Geneste

(1) Tan Shaun, Recherches sur un pays sans nom. L’art de Là où vont nos pères, Paris, Dargaud, 2011, 48 p.- p.6