Anachroniques

31/07/2016

Les paroles dégelées de Jean-Louis Massot

Massot Jean-Louis, Sans envie de rien, illustrations de Gérard Sendrey, Cactus Inébranlable éditions, collection les p’tits cactus,  2015, 120 p.
J’aurais aimé être / je n’aurais pas aimé être, par l’une de ces deux formules commencent tous les aphorismes qui constituent les cent vingt pages du livre. Tous se jouent de formules toutes faites, de tours cristallisés dans l’usage social, de métaphores démotivées par l’épaisseur du temps qui les a recouvertes. Ainsi, à partir d’un matériau on en peut plus enraciné dans la société, le poète nous invite à partager sa radicalité rêveuse pour nous échapper loin des rives du convenu et, avec lui, jouir du langage et se jouer des contradictions. La poésie fait monde neuf avec l’irrationnel des mots combinés, avec la stupeur d’usages inouïs qui s’exposent en noir sur la page blanche éditée.
Que l’aphorisme soit le genre choisi pour cet exercice de métempsychose linguistique n’est pas un hasard. Il s’agit bien d’une distinction –l’auteur parle à la première personne, se donne comme singularité initiale créative-, pour aller vers une définition d’un nouvel univers. Ennemi du système, l’aphorisme se donne comme vérité définitive à partir de l’observation du monde des mots et des expressions. Il tourne alors, fréquemment, au mot d’esprit. S’il évite la sentence, la maxime, c’est par sa charge humoristique flirtant avec le rire et le sourire. S’il libère l’inconscient, ce qui est assez rare, s’il jouxte le grivois, plus rarement encore, il ouvre plutôt au domaine de l’humour sceptique, celui qui « s’attaque à la certitude de la connaissance » (1). Mais il ne se fait pas satire du parler quotidien ; il ne se fait pas satire de soi non plus. Il sape la certitude des formes figées, sans ostentation, en les ressourçant au désir du poète. L’aphorisme de Jean-Louis Massot fait glisser le sens des mots et dérange l’ordre des choses et des comportements. Il s’échappe de l’ordinaire pour appeler dans l’extra-ordinaire, l’étrangeté équilibrée d’une signification fugace de discours. Comment ? Par la force des sens détournés, des mots remotivés, des tours pris dans une valse ludique qui leur fait tourner la tête et celle du lectorat tout autant. En quoi l’ouvrage parle au lecteur, à la lectrice ? Il leur parle parce que l’écrivain n’enferme pas le langage dans son désir et, tout à l’inverse, l’ouvre, en l’inscrivant dans le genre exigeant de l’aphorisme, au dialogue, fait clin d’œil sur clin d’œil, par figures et tropes. La lecture des aphorismes se fait jeu, amuse-mots. Aussi, en paraphrasant un peu Paul Eluard, on pourrait dire que le genre qu’emprunte le langage poétique ne limite pas forcément celui-ci ; il lui arrive, Sans envie de rien l’illustre, de le libérer en l’extrayant des plus convenues paroles gelées par l’usage.
Philippe Geneste
(1) Llinares, Jean-Charles, Paul Eluard, l’humour la poésie, L’Harmattan, 2014, 176 p. 17€ p. 31

23/07/2016

Amour aux crayons

Vivès Bastien, La Boucherie, Vraoum, 2016 (1ère éd. 2008), 108 p. 20€
L’histoire s’ouvre sur un claquement de porte, de celles qui se ferment, sonnant le glas sur un amour empêché par l’urgence des impératifs journaliers et celle de se croire deux, mais pour se retrouver seul, sans n’avoir rien compris, rien maîtrisé, en plein désarroi.
Le « crayon au cœur »de Bastien Vivès révèle des êtres sensibles, attachants. Ici, pas de mises en scènes aguicheuses à l’érotisme tapageur mais des pages troublantes dans leur simplicité faussement naïve, dans leur sensualité émouvante. C’est une poésie des corps en mouvement, vibrants de quotidien, qui se cherchent, s’éloignent et se rencontrent à nouveau, et qui dansent ; une poésie des sentiments qu’un désarroi léger, une incompréhension viennent à troubler ; poésie des cœurs sensibles qu’un simple sourire, une parole amie, un geste tendre viennent à combler.
Mais pas de mièvrerie dans ces pages, soulignées parfois d’un humour grinçant, telles les planches sur la boucherie (terme qui a donné le titre à l’album), là où des jeunes hommes, comme des animaux à l’abattoir, sont conduits à la guerre. Pas de mièvrerie non plus dans les larmes de l’héroïne, même si son chagrin semble dérisoire, surjoué… Parler à l’être aimé est parfois semé d’embûches : téléphone, boulot, visage qui se ferme, moments inappropriés. Que voulait-elle lui annoncer, si grave pour elle et si futile pour lui, et de toute façon si important, pour l’avoir rendue malheureuse et provoquer leur mésentente ?
Ils ressemblent à des marionnettes de Guignol, ces petits personnages qui jouent aux gammes de l’amour, en haut des pages. Que dire de leur violence ? L’un bat qui sera battu ; l’une délaisse qui sera quittée. Les personnages sont interchangeables, la couleur du pull des garçons faisant la seule différence. La fille pourrait être notre héroïne teinte en blond. Son histoire ressemble à bien d’autres, qui se rejouent désespérément, avec des partenaires qui se ressemblent, des échecs toujours recommencés, répétés, comme pour effacer, juguler, une douleur première.
Mais ma lecture est déficiente : il faut rouvrir le livre, toquer à la porte, recommencer l’histoire. Et sans tenter de comprendre, juste pour la beauté des dessins, la naïveté feinte du tracé, l’invention, le rayonnement des couleurs, s’imprégner de cette poésie légère et troublante.
Annie Mas

Bauer Jan, Amour austral, traduit de l’allemand par Agathe Friguet, éditions Warum, 2016, 244 p. 20€
Un homme, un allemand, dessinateur et scénariste, la trentaine un peu passée, et une française, de dix années plus jeune, se rencontrent lors d’une randonnée au cœur d’une zone aride de l’Australie centrale. Lui a décidé de ce périple pour se ressourcer, entrer en lui-même, faire le point, mettre à plat sa vie grâce à la solitude des espaces déserts. Elle, elle va rejoindre des amis. Par hasard, ils vont faire une bonne partie du chemin ensemble dans une attirance respectueuse mais où leurs personnes sont éprouvées. Ils vont s’entraider, soucieux de conserver leur indépendance et leur liberté. L’amour et la liberté, couple possible ? Les deux cents quarante pages de la bande dessinée offrent une variation sur la tendresse, le désir et l’amour, ce dernier interrogé en tant qu’énergie de vie, ouverture à l’autre et source personnelle de révélation de soi. « Certaines histoires sont inventées, ça signifie que quelqu’un les a écrites. D’autres histoires sont vraies, ça veut dire que la vie les a écrites » (pp.230/231). Cette fin ambiguë d’Amour austral laisse ouverte la part autobiographique du récit.
Le vrai est à saisir dans ce qu’on fait des expériences de nos vies et la lecture est aussi une expérience.

Philippe Geneste.

14/07/2016

Loin des clichés, une entrée sensible dans la vie des collèges

Ytak Cathy, La Seule Façon de te parler, Nathan, 2015, 137 p. code B
            En quelques mots, j'ai eu l'occasion de découvrir un ouvrage très émouvant, réaliste, sincère mais aussi drôle et très optimiste. Au début, la lecture est très pessimiste, triste. L'héroïne décrit à travers son histoire le monde du collège, de l'école. Elle en dresse un tableau noir: milieu ennuyeux, sans saveur, une jeunesse en souffrance qui subit l'école et ses rouages en l'intégrant sans objectif précis, sans envie. Monde dans lequel les adultes ne prennent pas forcément la peine et le temps de creuser certains particularismes. Une jeunesse en quête d'identité qui a besoin de trouver un sens et une utilité à son existence.
            Ensuite, la lecture se fait de plus en plus optimiste: l'arrivée, la rencontre avec un nouveau surveillant. Cette rencontre offre à l'héroïne un nouvel objectif, une nouvelle raison d'être et de venir à l'école. Elle lui ouvre les portes de la découverte et du possible porté par les autres, et notamment celle  du monde des sourds et de la LSF. Le roman va conter la fusion de deux mondes, qui paraissent au départ complètement opposés (par manque de connaissance) et qui, au final, se croisent, se rapprochent et s'épanouissent mutuellement l'un au contact de l'autre. L'héroïne a des difficultés à s'intégrer et s'isole. Personne ne parvient à comprendre son mal être, son repli. Le frère du surveillant, sourd, a des difficultés mais propose une vision et une lecture très positive et extrêmement gaie. Ces deux mondes qui ont a priori du mal à cohabiter et à composer ensemble, finissent par se rapprocher avec une grande douceur et beaucoup d'humour.
           Le lecteur rentre alors dans une seconde phase de découverte du monde des sourds. Il avance pas à pas avec l'héroïne. Celle-ci découvre le monde des sourds et de cette nouvelle langue. Lui, découvre le monde des entendants et les difficultés que, finalement, eux aussi peuvent rencontrer. La découverte est réciproque entre les deux et l'ouvrage invite le lecteur à cette même découverte et au partage : comprendre et être compris pour évoluer et grandir ensemble.
           Au fil de la lecture, le point de départ (le surveillant) s'estompe sans disparaître pour laisser au lecteur le plaisir également de la découverte du monde des sourds. J'ai personnellement découvert ce monde à travers le regard de l'héroïne. J'ai pu rire en même temps qu'elle et que lui. Et lorsque j'ai fermé ce livre, je me suis même dit qu'il serait très plaisant de me mettre à apprendre cette langue afin de communiquer et de briser des barrières. Cet ouvrage met en évidence différents éléments: l'intégration par l'apprentissage de la LSF, la différence qui unit et rassemble...
           En bref, il est possible de trouver sa voie ! Le monde est semé d'embûches: du système lui même mais également des barrières personnelles que nous nous imposons par méconnaissance. Tout est possible malgré le "handicap". Tant de gaieté, de bonne humeur et d'optimisme grâce....à un surveillant au final, c’est-à-dire ces personnels de la vie scolaire des collèges et lycées dont on parle si rarement, sinon à travers les caricatures stéréotypées. Le roman montre l’importance de ce métier. Ce sont les surveillants qui apportent écoute et aide aux élèves. C’est un travail qui s’effectue dans l’ombre et qui donne souvent du sens à l’étude des collégiens.

Julie Giannoli

06/07/2016

Pour le plaisir de la lecture et de l’écoute


Verne, Jules, L’Île mystérieuse, adaptation de Michel Honaker, Flammarion jeunesse, 2014, 288 p. 6€10
Intrigué par la volonté éditoriale d’adapter ce grand roman de Jules Verne, ce roman phare de la collection Hetzel à la fin du XIXème siècle créée explicitement pour les enfants, nous nous sommes entretenus avec Michel Honaker, auteur lui-même de récits de science fiction et de fantastique pour la jeunesse :
-Qu'est-ce qui vous a guidé pour l'adaptation du roman de Jules Vernes ?
Michel Honaker : L'adaptation des deux romans de Jules Verne était un projet que je caressais depuis plus de trente ans car ma vocation d'écrivain leur doit beaucoup. Mon grand-père me les a offerts quand j'étais gamin ce qui pour moi signifie un double hommage.
-Qu'est-ce que vous avez choisi d'enlever et pourquoi ?
Michel Honaker : Quant à ce qu'il convenait d'amender (plutôt que de retirer) avec toute la révérence que je dois à ce grand devancier, découvreur de la SF, c'étaient d'interminables descriptions et ellipses propres à décourager le jeune lecteur du vingt et unième siècle. De plus, la psychologie des personnages est terriblement sommaire, et quelques touches d'humanité, ici ou là, m'ont paru plus que nécessaires pour leur rendre une sorte de modernité. Dans 20.000 lieues sous les mers [roman aussi adapté par Michel Honaker], par exemple, j'ai accentué le duel feutré entre Nemo et Aronnax, le second n'oubliant jamais qu'il est en face d'un geôlier, si fascinant soit-il. Chez Verne, on est à la limite du bavardage mondain... C'est pourquoi j'ai également raccourci et réécrit quantité de dialogues dans le sens d'une plus grande crédibilité.
Entretien réalisé le 12/02/2014

Pipet, Patrick, Comtesse de Ségur, les mystères de Sophie. Les contenus insoupçonnés d’une œuvre incomprise, L’Harmattan, 2007, 288 p. 25€
Nous profitons de la sortie du film Les malheurs de Sophie de Christophe Honoré, pour revenir sur une publication intéressante de Patrick Pipet. Le propos, dans un premier temps, surprend : la comtesse de Ségur serait moins conservatrice que ne le laisserait supposer l’interprétation habituelle de ses œuvres. On peut ne pas être convaincu par le retournement interprétatif opéré par Patrick Pipet, qui en fait une œuvre « subversive » (p.277) mais en revanche, son ouvrage est une mine de réflexion et pour comprendre les ressorts de la littérature destinée ouvertement à la jeunesse. Il écrit, ainsi, que cette œuvre « offre aux enfants depuis plus d’un siècle une régression idyllique magistrale et leur fait espérer un avenir meilleur grâce à de magiques étayages » (p.280). Où en revanche le livre persuade, c’est sur le terrain propre de l’auteure qui, au cours de l’amplification de son œuvre, a pris son autonomie de femme dans un milieu qui ne lui laissait guère d’espace. Des pans de son œuvre s’en éclairent, effectivement, différemment. Patrick Pipet est aussi magistral quand il montre comment la Comtesse de Ségur « questionne brutalement le mythe de l’amour parental » (p.12). On sort de cette lecture en maîtrisant mieux les contradictions qui suturent l’œuvre de la Comtesse de Ségur : approche du modernisme mais enfermement dans l’arriération religieuse, aspiration à l’éducation des filles et stéréotypie sociale, romans de libération des enfants et carcan moral, dénonciation de la maltraitance mais conservatisme idéologique.


Les classiques en version audiophonique
Prévert Jacques, Contes pour enfants pas sages, lu par Dominique Pinon, Gallimard jeunesse, collection écoutez, lire, 2012, 1 CD de 40 minutes, 12€90
C’est peut être le recueil le plus connu en littérature de jeunesse de Prévert (1900-1977). De nombreux poèmes sont connus mais pas leur recueil, alors que ce titre court dans toutes les anthologies ou presque. Les enfants ont tous, un jour ou l’autre, rencontré un des contre-contes qui composent le livre. La fantaisie, qui sied à l’enfance, n’est pas mise à contribution pour enniaiser le monde, mais au contraire pour soulever l’énergie de sa transformation chez le plus jeune lecteur.
Il est intéressant de remarquer que Prévert conserve la morale ou plutôt l’idée de la morale de fin de conte pour chacune de ses histoires. Serait-ce le trait qui soulignerait l’appartenance de l’œuvre à la littérature destinée à la jeunesse ?
Remarquablement lu par Dominique Pinon, les textes qui  composent l’ouvrage prennent toute leur vie, montrant combien Prévert était à l’écoute de la langue orale.
Cendrars, Blaise, Petits Contes nègres pour les enfants des blancs, lu par Lydia Evandé et Meyong Bekate, Gallimard jeunesse, 1 CD – 1 heure, 12€90
« Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement. Je ne suis qu’un mot, un verbe, une profondeur. » aimait dire Cendrars (1887-1961) à la fin de sa vie. Les Petits Contes nègres pour les enfants des blancs, sont publiés en 1928. De lui, qui s’illustre à cette époque par ses reportages lyriques, on peut comprendre qu’il puise dans le genre du conte une veine pour s’adresser aux enfants. Il situe ces récits en Afrique, de manière fantaisiste, mais en connaisseur, lui l’auteur d’une Anthologie nègre appréciée par les surréalistes. Les récits du recueil sont sculptés avec un rythme que permet de rendre au mieux les excellentes dictions de Lydia Evandé et Meyong Bekate. C’est par son approche de la poésie, nous semble –t-il, que Cendrars a pu être tenté de se tourner vers les enfants. En effet, le récit pour l’enfance permet de laisser libre cours à l’imaginaire. Cendrars en profite pour poser des situations improbables ou impossibles et de les faire vivre par la seule force de la littérature. IL y a, ici, une mise en pratique de son art poétique toujours en quête de briser les stéréotypes.
Gripari Pierre, Les Contes de la rue Broca, lu par Pierre Gripari et François Morel, Gallimard jeunesse, 1 CD MP3 – 4 heures, 15€
Pierre Gripari (1925-1990) a mis les ogres, sirènes, sorcières géants dans le panier d’une succulente salade littéraire dont il détient la recette jusqu’outre-tombe. Le ton malicieux qu’il emploie dans la lecture et la complicité d’humoriste de François Morel qui s’est approprié le registre littéraire humoristico-fantastique de l’auteur, font merveille dans ce disque compact où l’enfant peut suivre les facéties des héros du recueil le plus connu de Gripari. C’est l’intégrale que propose le CD. Les Contes de la rue Broca dont la première édition à La Table Ronde, daté de 1967, n’étaient pas initialement destinés à la jeunesse, en tout cas, pas éditorialement (1) car dans la préface, Gripari affirme son projet à destination des jeunes lecteurs ;
(1)     Voir Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier, 2009, 239 p. – p.16


Philippe Geneste