Anachroniques

22/11/2015

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis » *

Pinguilly Yves, Patrice Lumumba, la parole assassinée, Oskar éditions, collection histoire et société, 2010, 97 p.
Dans cette remarquable biographie du révolutionnaire et homme d’Etat africain, assassiné par les forces coloniales et leurs sbires locaux, Yves Pinguilly retrace d’abord le contexte du dix-neuvième siècle, une Afrique gouvernée à 80% par « ses propres rois, reines, chefs de clan et de lignage », puis sa soumission dans sa quasi-totalité aux puissances coloniales avec la création du Congo belge où naît (1925) le Tetela Elias Okit’Asombo, que l’Histoire retiendra sous le nom de Patrice Emery Lumumba. La biographie nous montre un jeune homme qui quitte le milieu paysan des Tetelas pour la ville, qui fait divers métiers, va se passionner pour des études –suivies en parallèle à son travail– où il puise connaissances nouvelles et meilleure compréhension du monde qui l’entoure et donc, aussi, des inégalités sociales et raciales qui le régissent. On le voit faire ses premiers pas dans le journalisme et une forme de syndicalisme. Dans les années mille neuf cent cinquante, se lèvent les revendications nationalistes et Lumumba rêve « d’un Congo uni, libre et unifié au-delà de la mosaïque des peuples qui le composent ». En 1958 il devient un dirigeant du mouvement national congolais (MNC) qui se distingue de l’Abako, un autre mouvement de libération nationale, en ce qu’il refuse une identité ethnique comme ressort de l’indépendance. Lumumba sera en 1958 invité à intervenir à la tribune de la Conférence panafricaine d’Accra, aux côtés de Mandela, Fanon … Il y dénoncera les facteurs qui entravent l’émancipation des pays d’Afrique : « Parmi ces facteurs, on trouve le colonialisme, l’impérialisme, le tribalisme et le séparatisme religieux qui, tous, constituent une entrave sérieuse à l’éclosion d’une société africaine harmonieuse et fraternelle ».
Le 13 janvier 1959, c’est l’indépendance du Congo. Mais la Belgique, pays colonisateur, intrigue avec des appuis locaux parmi les élites locales et au sein même du parti de Lumumba (il se créera un second MNC-Kalonji en face du MNC-Lumumba). De cette période d’agitation sortira l’indépendance arrêtée le 30 juin 1960. Mais entre les partisans du fédéralisme sur base ethnique appuyés par la métropole coloniale comme par l’église catholique, fédéralisme suscité par l’intérêt belge pour les régions minières au sous-sol riche, et les partisans d’un Congo uni (« je vous demande de tous oublier les querelles tribales qui nous épuisent » dit Lumumba s’adressant aux congolais), le torchon s’embrase. Lumumba, au pouvoir du 30 juin au 5 septembre 1960, échappe à des tentatives d’assassinat commanditées par les USA ou la France qui agit de concert avec la Belgique, avant d’être destitué de son poste de premier Ministre par le vieux compagnon nationaliste Kasa-Vubu, président du Congo, destitution suivie neuf jours plus tard par le premier coup d’Etat d’un certain Mobutu, chef d’état-major de l’Armée nationale congolaise. Lumumba tentera de rejoindre ses partisans mais il sera arrêté, torturé, assassiné, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Ses tortionnaires, sous l’égide d’un représentant de l’impérialisme, vont ensuite découper son cadavre avant de le dissoudre dans de l’acide.
A cette excellente biographie, écrite avec verve et vitalité, Yves Pinguilly ajoute des documents historiques qui viennent étoffer les descriptions des événements. Certains,  disponibles seulement depuis les années 2000,  montrent l’implication directe des puissances impérialistes dans l’élimination physique de Lumumba. Un entretien avec l’auteur hausse encore l’intérêt de la publication en situant les événements de 1960 en regard du devenir de l’Afrique,  rappelant le règne de Mobutu et l’actualité brûlante des guerres où « combattent des enfants soldats » et qui ont fait au bas mot, trois millions de morts.
Patrice Emery Lumumba fait partie de cette longue lignée des assassinés africains partisans de l’indépendance et de la libération émancipatrice de leurs pays des griffes de l’impérialisme : les camerounais Félix Moumié, Ruben Um Nyobé, le marocain Mehdi Ben Barka, le burkinabé Sankara, la représentante de ‘lANC Dulcie September… Comme eux, il a vu se liguer contre lui le gouvernement de la métropole colonisatrice, l’Eglise catholique, les autres pays colonisateurs de l’Afrique et même l’ONU, dont la neutralité s’arrête à l’intérêt bien pensé des pays capitalistes dominants. C’est une histoire à méditer car elle montre comment sont nées des forces hostiles à l’émancipation humaine, financées par ceux-là même qui dénoncent aisément chez les dominés « la nature barbare ».
Philippe Geneste
* extrait du poème "Souffles" de Birago Diop

14/11/2015

L’escabelle des merveilles

Herbauts Anne, sous la montagne, Casterman, collection les albums, 2015, 32 p. 15€90 ;
Le paysage est hostile à l’homme qui a voulu concurrencer le Dieu Vulcain. Le blanc, le bleu, couleurs froides, se mêlent au gris et au marron. On devine l’abandon et le sinistre. Le dehors est donc inadapté à la vie humaine. Il faut, se coupant de cet univers, entrer dans l’intériorité du monde. Là, au cœur des cendres d’un volcan, se trouve une épicerie-quincaillerie colorée de touches chaudes, où se rassemblent les personnages du récit. Elle est l’abri, ici jamais vu de l’extérieur, toujours saisi de l’intérieur. Les désirs humains y sont comblés et le besoin vital de manger, quand justement les temps crient famine, peut s’assouvir. Comment est-ce possible, rien ne se cultive sous terre ?  
Telle est la part magique du récit. Mais le secret sera divulgué, les appétits de richesse et de profit vont fondre sur l’épicerie et engendrer guerres et massacres, avec l’extériorité pour territoire. L’escabelle magique, qui permettait au village de survivre, sera volée, détruite.
Cependant, à partir d’une chaise, motif récurrent dans l’univers d’Anne Herbauts, l’épicier va en bricoler une nouvelle qui, elle aussi, par la seule force de sa réalisation et de l’élévation qu’elle permet, du changement de point de vue qu’elle autorise (monter ou descendre l’escabelle, voir de loin, voir de près) deviendra magique.
Les belles phrases en ritournelles, chantées comme une poésie venue de l’enfance, font écho à des dessins d’artiste confirmée, immergeant la lecture dans un univers onirique. La forte composition de la mise en page, la maîtrise de l’iconographie fabuleuse ouvrent à plusieurs lectures, qui laissent entier le mystère de l’interprétation. Bien qu’un chat de sagesse rythme l’histoire de ses commentaires, le secret restera bien gardé par la fiction autorisant un lectorat de 5 à 105 ans.

Annie Mas & Philippe Geneste

08/11/2015

Le motif et le récit

El Fathi Mickaël, L’Eau de Laya, mØtus, 2015, 44 p. 13€
Allégorie de l’origine, faisant de l’eau la source de la vie par excellence, du personnage des potiers les fabricateurs de l’univers et de la littérature une source matérialiste de l’interprétation des origines.
Rien n’était déjà là, il y faut l’œuvre humaine et pour cette œuvre, la nature épanouie. L’humain et la nature sont ainsi unis à la vie pour pétrir en formes sociales la matière informe Les récits mythologiques, ces « rêveries ancestrales » disait Bachelard, laissent place, ici, à un récit de fiction qui leur emprunte leurs ressorts pour emporter le jeune lectorat dans la rêverie de l’humanité qui se fait naître.
Al Fathi emprunte une voie ancienne, voie inouïe, pour le jeune qui lit, avec des compositions d’images se jouant du proche et du lointain, de l’avant-plan et de l’illimitée d’horizon. Le travail graphique, l’œuvre plastique, à partir de peintures et de tissus appellent à l’interprétation poétique. Dans  Le Peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire écrivait : « « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur ». Les illustrations de L’Eau de Laya invitent l’enfant qui lit à une curiosité profonde pour ce chatoiement du sombre et du lumineux, rythmé par un texte qui, par moment, se fait comptine ou chant. La stupeur des personnages devant leur création c’est celle de l’enfant ébloui devant le travail iconique. Dans l’indécis des formes l’enfant scrute jusqu’au délice de retrouver le motif, la poterie vivante, la main façonneuse. Or, ce motif venu du fond des âges, qui chatoie sur le tissu ou le trame, motif enfoui dans les figures mémorielles collectives d’une civilisation, imprègne de sa densité sociale autant qu’esthétique le récit qui le recouvre. A l’apport pictural de l’illustration destinée à la jeunesse, mélange de naïveté étudiée et de graphisme empathique, les motifs géométriques des tissus offrent des séries de formes simples pour des supports matériels à destination fonctionnelle. N’est-ce pas une manière pour El Fathi de proposer à l’enfant un subconscient artistique, les dessins géométriques, les motifs des tissus, soulevant le voile du temps pour souder en constantes esthétiques et sociales l’œuvre de l’art. L’album ne devient-il pas alors éloge de l’artisanat capable d’unir les humains et de les concilier avec leurs diverses histoires civilisationnelles ?
Le travail du dessin autant que de la peinture sur tissu donne l’effet de mosaïques où le jaune feu et soleil, le bleu aquatique, le marron de terre se mêlent, se superposent, alternent dans ce fourmillement des motifs qui emportent jusqu’au rêve. S’y architecte ainsi un monde d’harmonie, où le ciel et les oiseaux se reflètent dans les eaux souterraines qui irriguent de vie la terre fertile, fertile parce qu’entendue.
Philippe Geneste
Lalande-Desrichard Angèle, Le Gardien des cèdres du Mont-Liban, illustrations de Minoo Stermann, L’Harmattan, collection contes des 4 vents, 2015, 24 p.  9€50
Il s’agit d’un récit des origines. Les cèdres, emblème du Liban, régnaient à Byblos, « une des plus anciennes villes du monde ». L’arbre est mêlé aux mythes de la plus haute antiquité. Le récit nous amène sous terre, à la rencontre de Mechtar, le gardien des cèdres, qui veille sur les vieux arbres comme sur les neuves pousses : « Je suis un des derniers représentants de la forêt mythique du Liban, exploitée depuis les temps les plus anciens » dit-il aux enfants à la recherche d’un agneau perdu. Cet être de légende est aussi un être de paix. Il raconte son histoire, au service de Gilgamesh, des phéniciens et de leurs bateaux, à travers l’antiquité égyptienne, puis son implication dans le temple de Salomon et les constructions d’Héliopolis, de Baalbek. Il raconte son exil en Europe, esclave des croisés, sa participation, au retour sur les terres moyen orientales du palais de Beiddine. L’album s’achève avec les enfants qui reviennent au village accompagnés de l’agneau et qui dansent autour du cèdre planté, pour la fête druze du village. Le cèdre symbolise l’incorruptibilité à travers Mechtar, Remarquablement servi par les peintures de Minoo Stermann, ce volume de la collection contes des 4 vents est un ouvrage à mettre en avant alors que le Moyen Orient est ravagé, encore, par la folie humaine des guerres. Quand on connaît la place du cèdre dans la Bible (le bâton de Moïse est en cèdre, tout comme la croix du Christ), quand on sait que le Temple des hébreux à Jérusalem était construit en cèdre, que la culture égyptienne faisait grand cas de ce bois, on imagine l’arbre rassemblant en sa frondaison les peuples qu’aujourd’hui leurs religions poussent aux guerres et leurs cortèges de massacres.
Philippe Geneste

01/11/2015

Laisser s’accomplir l’enfance

Péju Pierre (textes réunis et présentés par), Le Goût de l’enfance, Paris, Le Mercure de France, 2014, 108 p. 7€
Trente textes d’auteurs très divers, littérateurs et philosophes, composent cette anthologie introduite magistralement par Pierre Péju. La diversité trouve le creuset d’une cohérence du regard porté par Pierre Péju sur l’enfance. Le livre se fait ainsi une recherche de l’enfance, recherche de ce que Pierre Péju aime nommer l’enfantin : « J’appelle “enfantin” ce surgissement toujours inopiné, ce retour, ni prévisible ni décidable, d’impressions originelles, capables de troubler ou d’infléchir notre façon d’être au monde » (p.8). L’enfance c’est la faculté d’étonnement, c’est l’exercice nu de la curiosité, c’est aussi le bloc d’enfance expression reprise à Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Une telle anthologie n’est pas celle de souvenirs, mais de « ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance » et qui « est là, penché sur le présent qui va s’y joindre » écrivait Bergson dans La Pensée du mouvant. Fragments d’enfantin / Enfant nomades, enfants perdus, enfants sauvages / Puissances de l’enfance composent les trois sections de l’anthologie. La dernière se lit en regard des puissances du langage, comme significations apportées à la condition humaine par « l’enfantin ». Le propre du surgissement de l’enfance passe par les sensations, les odeurs et le goût notamment, les images qui s’imposent, mais aussi sans crier gare, le toucher et l’ouïe, enfin. L’être humain est un être de sensibilité, ce qu’a su voir Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838) dans l’enfant sauvage de l’Aveyron. Mais comment l’enfance se livre-t-elle à chacun et chacune ? Par fragments, ces fameux « blocs ».
C’est qu’on rêve plus l’enfance qu’on ne s’en souvient (Walter Benjamin) : « maintenant je sais marcher, apprendre, je ne le pourrai plus » écrit ce dernier dans Enfance berlinoise. Or, la marque de fabrique de l’enfance, c’est la profusion des apprentissages. Dans l’étendue du non-connu, de l’inconnu, les enfants gourmands se lient à « tout ce qui leur échappe », sont « étoffés par l’encore indéchiffré » (Henri Michaux, Passages). Or, pour qu’il y ait apprentissage, encore faut-il qu’il y ait une interaction sociale, une relation de connaissance qui passe nécessairement par et avec l’autre. Et il y faut une « volonté propre  « de gagner son propre monde » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra).

« Pas d’enfances sans expériences de la peur, de la déréliction, de la gêne ou de la honte » (p.41). La cruauté des contes nous le rappelle, la question humaine est traversée par la question du mal (1). Cette problématique est occupée par son inverse, le désir de se rendre invisible, de trouver un lieu de protection, un abri. Comme il le développe dans Pourquoi moi je suis moi ?, Pierre Péju réunit des textes qui montrent l’appel au lien social qui sous-tend l’envie de se cacher, la volonté de disparaître, de s’en aller, de partir : « au début, c’est la cachette qui se déplace, c’est en elle que le gamin s’évade avec ses amis, sans qu’on le voie (…) dans la sécurité qu’offre l’aventure » écrit Ernst Bloch. Il poursuit : « cette association du retranchement et du lointain merveilleux ne disparaîtra pas plus tard ». C’est aussi un lieu clos et d’attente dans lequel s’accomplit l’enfance, à partir de « l’ennui », de la vacuité passagère grâce à laquelle l’enfant laisse libre cours à une « germination des pensées et à l’union ou communion avec le monde » (p.88) comme l’écrit Pierre Péju introduisant Bachelard. Contre la socialité des normes (« On le bourre de socialité. On le prépare à sa vie d’homme dans l’idéal des hommes stabilisés » (Bachelard Poétique de la rêverie) laissons s’épanouir l’enfance, contre la tyrannie des emplois du temps des activités, ouvrons la à la rêverie, cette retraite du monde où, dans la solitude, l’enfant s’unit au monde, au cosmos dirait Bachelard, aux autres donc, aussi. C’est ce qu’évoque Nietsche avec le refus d’entraver « l’innocence au sens d’indifférence pure aux normes et valeurs » (p.95) écrit Péju, reprenant ici une idée qui lui est chère, à savoir que chez l’enfant la soustraction au monde et aux rôles sociaux « n’est pas un refus mais une fuite silencieuse, un retrait invisible, presque sur la pointe des pieds » (p.107).
Philippe Geneste

(1) Voir André Jacob, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, éditions Penta, 2011, 195 p. ; André Jacob, L’Homme et le mal, Paris, éditions Le Cerf, 1998, 126 p. ; André Jacob, Aliénation et déchéance, post-scriptum à une théorie du mal, Paris, éditions Ellipses, 2000, 128 p.