Entretien avec d'Anna Leyloyan-Yekmalyan
à
propos de
Leyloyan Anna, 15
contes d’Arménie, traduction de
Robert Giraud, illustrations F. Sochard et H. Yekmalayan, Flammarion jeunesse,
2015, 160 p. 5€70
Lisezjeunessepg : La première édition de 15 contes d'Arménie
paraît en 2002. L 'édition
d'aujourd'hui reprend le volume précédent. Comment avez-vous choisi les contes?
Qu'est-ce qui vous a guidé dans votre choix?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Pour la
première édition nous avons proposé, avec le traducteur Robert Giraud,
plusieurs contes dont seulement quinze ont été retenus. Je voulais avoir une
large palette de contes traditionnels. Le recueil devait avoir quelques contes
très populaires, mais surtout des contes moins diffusés. Le choix final a été
fait par Flammarion, qui a suivi une ligne éditoriale. Leur choix s’est porté
sur des contes jugés plus accessibles pour des lecteurs de 8-11 ans.
Lisezjeunessepg : Les contes ne sont pas propres à
l'auditoire ou au lectorat enfantin. Mais dans nos sociétés, ils s'y
spécialisent de plus en plus, et les contes de la tradition orale sont souvent
versés dans les éditions et collections destinées à la jeunesse. Qu'en est-il
pour la littérature des contes d'Arménie?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Certes, nous avons la tendance de
penser que les contes sont destinés aux enfants ; mais c'est la magie des
contes, car ces histoires en général faciles à retenir, se prêtent à une double
lecture. Et c'est pour cela que dans les contes arméniens trois pommes tombent
du ciel, une première pour celui qui l'a conté, une deuxième pour celui qui l'a
écouté et enfin une troisième pour celui qui en a retenu la sagesse !
Lisezjeunessepg : y a-t-il un poids spécifique de la religion
dans les contes arméniens ?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Depuis
le début du quatrième siècle, depuis que le christianisme a été adopté en
Arménie comme une religion d'Etat, toute la culture arménienne est devenue
profondément chrétienne. Contrairement aux légendes qui se sont enrichies
depuis 1700 ans d'une véritable culture et mémoire chrétienne, les contes
arméniens traitent rarement de thèmes et de sujets religieux. Les contes depuis
des millénaires continuent à traiter les thèmes universels de l'humanité et par
des moyens très simples et ludiques donnent des leçons de vie. Par contre, ce
qui peut prêter à confusions, ce sont les coutumes, qui ne sont pas forcément
religieuses.
Entretien réalisé par Annie Mas et
Philippe Geneste
fin août 2015
*
Dans le jeu
complexe des voix
Godel Roland, Dans
les Yeux d’Anouch. Arménie 1915, Gallimard jeunesse, 2015, 206 p.
10€90
Voici un roman
historique (1) de pleine actualité. Pierre Godel est un romancier de l’histoire
qui aime composer des récits clairs et suggestifs. Ce roman est autant un roman
d’apprentissage qu’un roman historique. Son héroïne, Anouch est une jeune fille
de 13 ans au début de l’histoire qui vit dans une famille de commerçants
arméniens aisés de Bursa en Turquie. C’est l’été 1915. La répression turque a
débuté depuis deux mois à Constantinople. Les Melikian, reçoivent du gouverneur
du vilayet de Bursa un ordre de déportation. Le récit va alors suivre la
famille sur le chemin qui la mène vers le Sud, dans des camps en Syrie et
Mésopotamie d’où on ne revient pas. La narration est faite à la première
personne, au présent, laissant croire à un témoignage. Il s’agit en fait d’un
roman écrit par la petite-fille de l’héroïne à partir des souvenirs rédigés par
Anouch. La petite-fille se nomme Anouch, comme sa grand-mère, peut-être pour
signifier la vigilance mémorielle du peuple arménien après le génocide. Le
génocide, justement, n’est pas directement présent dans l’ouvrage de Godel. Des
récits sommaires nous résument les exactions des autorités turques ; la
lettre de Dikan, l’amoureux d’Anouch, séparé d’elle lors d’une razzia dans le
camp de réfugié arménien le 4 avril 1916, est, elle, plus explicite. En effet,
le jeune homme, qui écrit en 1919 alors qu’il se trouve à Constantinople sous
la protection d’une association chrétienne, y raconte la tragédie de sa
famille, les conditions de la déportation, les assassinats en masse, et la
réalité des camps où le gouvernement turc parque les arméniens affamés, avec
très peu d’eau et dans des conditions de chaleur insupportable le jour. Dikan
est le seul survivant de sa famille. Les Mélikian ont eu plus de chance,
réussissant à sauver leur vie, après une multitude de péripéties toutes
traversées par la peur.
Dans
les Yeux d’Anouch met en scène des faits historiques attestés, suivant
le chemin de la déportation emprunté par des milliers d’arméniens serrés dans
des wagons à bestiaux ou à pied en d’infinies colonnes. Matériau consubstantiel
à la fiction, la véracité historique se teinte du parti pris de ne présenter le
cadre social qu’à travers la religion et l’unité arménienne en dehors des
clivages de classes sociales. Cet a-classisme
est à mettre en relation avec la fin heureuse de l’histoire : les deux
enfants amoureux se retrouvent à la fin et s’embrassent. Comme nous l’avons
montré ailleurs (1), ce choix de clôture euphorique du récit, tend à retirer le
mouvement de l’histoire de la fiction même quand, comme ici, c’est l’histoire
qui porte l’avancée du récit. Il est vrai que Godel, par ses trois derniers
chapitres, retourne à l’Histoire, mais il le fait d’une manière artificielle,
sortant du récit littéraire pour emprunter la voix historiographique (cf. l’avant dernier chapitre « De l’histoire
à l’histoire.. »).
Toutefois,
contrairement à la plupart des romans historiques pour la jeunesse, l’œuvre de
Godel réussit à ce que la maturation psychologique de l’héroïne soit portée et
traversée par l’histoire. Le roman couvre quatre années où on sait qu’1,5
millions d’arméniens et quelques 300 000 assyro-chaldéens et syriaques,
hommes, femmes et enfants, furent massacrés par le régime Jeune-Turc de
l’empire ottoman, c’est-à-dire le gouvernement du Parti Union et Progrès. Godel
a donc choisi une période plus longue que le sous-titre du livre ne l’annonce.
Cela permet au récit d’intégrer la dimension de la guerre mondiale en cours
dans la tragédie qui s’accomplit. Bien sûr, en n’allant pas jusqu’en 1923, le
récit évite d’égratigner l’œuvre des vainqueurs de la guerre de 14/18 comme de
l’église catholique ; c’est en effet, le traité de Lausanne signé entre
les Européens et la Turquie à cette date qui « efface le mot “Arménie” du droit international » (2) et
entérine la reprise de l’Anatolie par la Turquie. Mais ce serait un reproche
excessif car étendre la période historique aurait brisé la logique du récit et
distendu la concentration narrative qui le marque de son efficacité pour le
plus grand bénéfice des lecteurs et lectrices, bénéfice de connaissances dans
le plaisir trouvé à la lecture.
Philippe Geneste
(1) voir notre analyse du roman historique pour la
jeunesse dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires
d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard 2008, pp.416/426.
(2) Gaïdz Minassian, « Génocide des Arméniens : le travail salutaire des historiens »,
Le
Monde 4/04/2015.