Anachroniques

31/05/2015

Du rêve des mots, du rêve des mondes
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Parce que le rêve et l’amour agrandissent le monde

Combes Héloïse, La Petite Nageuse du Nil, illustrations de Georges Lemoine, Oskar, 2014, 35 p.
Tout au bord du Nil, une jeune servante aimait contempler les premières lueurs de l’aube et se baigner dans la fraîcheur des eaux. Elle aimait rire avec les poissons, saluer les animaux à leur rencontre, s’éclabousser de bonheur dans la promesse des premières heures du jour, loin des rebuffades de sa maîtresse et du monde terrifiant des hommes.
Un jeune sculpteur la suivait, cherchant à la nommer dans toutes les palettes qu’offre l’amour : « te nommes-tu la belle, la douce, celle qui existe pour moi, celle que j’attends ? ».
Mais un matin, l’écho de sa demande s’est perdu. A l’endroit précis où la jeune fille plongeait dans les eaux du Nil, il la vit disparaître au loin, accrochée aux flancs d’un canard, en partance pour l’infini, qu’elle désirait tant connaître.
Le petit sculpteur n’aura de cesse, alors, que de la faire vivre toujours, traçant dans le bois l’image de son aimé. Les statuettes ainsi créées ont traversé le temps, de l’antiquité jusqu’à maintenant, figures gracieuses, immortelles et vivantes de l’amour.
Dans ce très beau livre, la poésie et l’art du dessin et de la peinture font œuvre commune. La lecture des illustrations et celle des mots se font échos. Les traces qui marquent les pages -celles des animaux, celles de la jeune fille et celle du temps-, si elles s’effacent, se reforment sans cesse par l’écriture et le dessin, comme pour remodeler, comme pour souligner l’amour en pointillé. Ainsi, le roman commence-t-il par « elle aimait » ; et se termine par les mots, écrits sur le sable en égyptien, « ouniherabetsy », qui signifie, je l’aimais ».
Annie Mas
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Nominéthique ou l’art des mots de François David

David François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
Jeux de mots à partir de la morphologie (hirondelle/hirondil), exacerbation du sens (un plafond ça fond…), je sur la composition des mots (lunettes/lufloues), assonances et anagrammes, néologie antonymique (paquebot/paquelait), ce recueil de poésie nominale de François David illustré par Henri Galeron ravit. Il propose un pas de côté en matière de nomination pour voir le monde autrement, pour le réinventer par le langage, bref, pour opérer un réglage langagier de l’imaginaire du monde, réglage que rend tangible l’œuvre de l’illustrateur. Ou plutôt, Henri Galeron propose la définition iconique des couples de mots contrastivement convoqués. Ainsi, l’apprentissage définitionnel rejoint-il, sans lourdeur, la verbigération pour ré-enchanter le monde. Car, c’est de ré-enchantement qu’il est question plutôt que de mise à l’envers du monde. Un ré-enchantement qui emprunte la méthode contrastive appliquée à un objet, à elle étranger, la nomination. C’est que, nommer, c’est partager, c’est faire entrer l’univers dans l’univers des autres et inventer des mots, c’est étendre cet univers, c’est le pousser en expansion devant soi et devant les autres. Toutefois, la nomination poétique s’élargit un peu de ces affirmations en ce qu’elle épouse la jouissance de la divination des jeux de sonorités ou de graphies. Dit autrement, la nomination poétique pose la gourmandise des mots pour éthique (pourrait-on oser la nominéthique ?) renouant avec la motivation contre l’arbitraire des signes qui sclérose. Motiver les sens, c’est prendre langue avec la monde et pour ce faire et ce comprendre, lisez lecteurs et lectrices, cet opuscule pour les petits qui porte titre Papillons et mamillons. Faut-il préciser : quel que soit votre âge… ?

Philippe Geneste

25/05/2015

De la méchanceté

Kambouchner Denis, De Bonnes Raisons d’être méchant ?, illustrations de Guillaume Degré, Giboulées Gallimard, 2015, 83 p., 10€50
Cet ouvrage à la mise en page très aérée, aux illustrations d’une grande pertinence et inventivité est un petit joyau de réflexion pour els adolescents. L’autrice écrit avec clarté, n’abusant pas des références, mais sachant en baliser adroitement la progression du raisonnement.
La méchanceté ou malignité, c’est « la disposition à faire le mal ». Elle regroupe donc l’ensemble des dispositions négatives à l’égard des personnes :

 Défiance               crainte                    envie             jalousie                  colère                haine                 mépris
                  
Défiance et crainte appartiennent au domaine de l’hostilité : le refus d’aider. La défiance est la manifestation d’une opposition d’intérêt. La défiance est une forme de prudence qui dresse un obstacle à toute construction collective. La crainte ajoute à la défiance l’idée que l’individu que l’on défie est dangereux et pose le craintif en victime de l’autre.
Envie, jalousie et colère appartiennent au domaine de la haine mais uniquement liée à un sujet précis, un trait de caractère, une caractéritique... La Haine, c’est l’envie, la jalousie et la colère portant sur toute la personne ou tout l’objet. La haine s’accompagne d’un acharnement : « la personne haineuse estimera avoir quantité de raisons de persévérer dans sa passion » (25). Le but de la haine est l’élimination avec châtiment. La haine exile ou tue. La violence physique est fille de la haine
Mépris, c’est la haine qui va jusqu’à nier la personne (racisme, sexisme). C’est une haine calculée, maîtrisée pour détruire l’autre, l’éliminer. Le but du mépris est l’élimination par bannissement, effacement. Le mépris instaure l’oubli voire éradique. Il pose l’autre dans le non-existant ; le mépris vise l’inexistence. La violence morale et la violence verbale sont filles du mépris.
Haine & Mépris relèvent de la vengeance, du « bon droit » de la vengeance unilatéralement proclamée avec refus de toute discussion. Le mépris surtout est une fin de non recevoir la parole de l’autre, de la tenir pour nulle et non avenue. Le haineux comme le méprisant savent des choses que même le haï ou le méprisé ne connaissent pas : haïsseur et mépriseur se croient les plus savants des hommes, ils sont pleins d’orgueil d’eux-mêmes. Ce sont des justiciers en quelque sorte.
Prenons l’exemple d’une personne qui a des opinions résolues et qui les défend même si le cadre social ne les accepte pas. Le méchant va alors s’en prendre à l’individu et opposer à cet être a-normal, les gens normaux, qui eux, connaissent les lois, respectent le réel, s’y soumettent parce qu’ils ne sont pas fous, eux, parce qu’ils ne veulent pas s’isoler des autres, eux. « Ceux qui savent cela, ce sont les “bons”, les “gentils” ». Les “bons”, les “gentils” convoqués par la méchanceté, sont persuadés qu’ils attribuent à celui qu’ils veulent éliminer ce qu’il mérite : c’est le principe de l’équité, moteur moral de la haine et du mépris au fondement même de la méchanceté.

L’exercice général de toute méchanceté est de se fixer « sur tout ce qui apparaît non-conforme (hors norme) ou indésirable (ou même simplement étranger) » (37). Le haï, le méprisé est déclaré fou car cette accusation sociale l’isole des autres, le met à part. Le but de la méchanceté est d’écarter l’individu de soi. Pour la méchanceté, « tout ira bien » quand l’autre aura été éliminé, aura disparu. Le méchant a un but : détruire l’autre. La méchanceté est du côté de la gestion de l’existant, de l’immobile : « on gère, on bouge, on campe » (79), mais surtout on rend lointain l’horizon d’autre chose. La méchanceté est ce qui bannit les horizons à venir pour enfermer l’individu dans un cercle de haine close sur elle-même.

Philippe Geneste

17/05/2015

Vivre ou la sagesse du risque

miyakoshi Akiko, Un Goûter en forêt, traduit du japonais par Nadia Porcar, Éditions Syros, collection mini albums, 2015, 32 p. 5€50
Un bonnet rouge coiffe une petite fille qui porte un gâteau à la grand-mère. Le papa est déjà chez celle-ci, pour déblayer la neige accumulée sur le toit. Entre les deux maisons, il faut traverser une forêt où les troncs gris et noirs s’élèvent au-dessus du sol blanc. On pense, évidemment, au Petit Chaperon rouge, à une histoire d’ogre ou de loup affamé. Mais l’onirisme prend le dessus sur l’intertextualité. Des animaux vont aider la fillette à trouver son chemin : des animaux ? Est-ce un rêve de la petite fille provoqué par la peur ? En tout cas, perdue, elle retrouvera, non pas le droit chemin, mais le chemin, et atteindra saine et sauve la maison de la grand-mère où elle retrouvera, aussi, son père.
Les illustrations à la mine de plomb ou au crayon Conté, avec leurs zones éclaircies et l’absence nette de cerne propulsent le récit dans l’onirisme. La profusion d’angles de vue, plongée, contre-plongée, le choix dominant de plans moyens insufflent le dynamisme à l’histoire. Les quelques rares touches de couleurs viennent troubler l’espace onirique pour instiller l’hésitation propre au ton fantastique.
C’est que cette historiette est un conte qui se défait des mythes (1). Les animaux sont les sentinelles secourables qui incarnent la sagesse par la fête, par l’accueil (forme laïcisé de la bonté, ici le repas offert), par la consolation du monde, signification que prend la décision des animaux d’accompagner l’enfant sur le chemin qui mène à la maison de la grand-mère. Ils sont une transfiguration des animaux sauvages menaçants des contes en créatures protectrices. La petite fille est arrachée à l’envoûtement de la peur ; c’est donc le petit chaperon rouge désenvoûté. La nature sauvage n’est plus vécue comme un danger, un piège ; elle est complice de la libération de l’enfant car elle en éradique ce sentiment de l’effroi, c’est-à-dire la représentation faussée car inauthentique et irrationnelle. L’enfant se trouve elle-même, sans règle de morale à suivre, en prenant ses propres risques et en construisant sa vie pas à pas, un pas à pas qu’on nomme volonté. Si elle suit la silhouette qu’elle croit être du père dans la forêt, et qui est en réalité l’enveloppe d’un ours, c’est qu’elle va de l’avant vers la sauvagine qui en retour se presse autour d’elle ; ce sont ces animaux irréels, qui s’évanouissent dans le dessin en perspective, preuve de leur existence mentale et non physique. Ce sont eux, donc, qui lui font connaître qu’un chemin se fait pas à pas. La vie ne se construit pas par reconnaissance mais par les connaissances.
On pourrait conclure, mais l’interprétation reste ouverte, beauté et grandeur du conte, qu’ici le petit chaperon rouge est la petite fille qui apprend la peur : le petit chaperon rouge est une petite fille, l’enfant, serait-il dans le conte un symbole de l’être bisexuel qui en vient par l’expérience de la vie à une forme de sagesse du risque ?
Geneste Philippe

(1) Nous nous appuyons ici et dans ce qui suit sur l’analyse de Walter Benjamin « Le Conteur » traduit par Pierre Rusch, dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection folio essais, 2001, pp.114-151

10/05/2015

Quand le noir en voit de toutes les couleurs…

Souvent, dans les livres pour la jeunesse destinés, notamment, aux petits, la peur devient une énergie libératrice de la relation aux autres et à soi.

vIDAL Séverine, M, J’aime mes cauchemars, illustrations de Graux Amélie, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2014, 37 p. 13 €50
Le cauchemar effraie mais il attire l’enfant quand il se fait fiction. C’est sur ce constat que Séverine Vidal a battit son œuvre sous la forme d’un album illustré par des dessins gais, grotesques parfois, inventifs, et colorés en diable d’Amélie Graux. Si la monstruosité attire, si le cauchemar séduit, c’est parce qu’ils invitent à outrepasser des règles de la société. Ainsi, ils sont, pour l’enfant, des exutoires à ses angoisses, fantasmes et pulsions. En vivant par la fiction ces réalités imaginaires, qui traversent tout être humain, l’enfant apprivoise ses peurs pour les fonder en force d’affrontement des situations qui le troublent. Plus particulièrement centré sur la monstruosité des êtres hybrides, sur le regard des autres, sur la perte de repères spatiaux, l’album de Séverinne Vidal et Amélie Graux accompagne l’enfant dans sa construction tout en contant une histoire de proximité car touchant son quotidien.

Magdalena, Dans le Noir de la nuit, illustrations de Christine Davenier, Père Castor, 2015, 32 p. 13€50
La situation est courante : un enfant est au lit, mais n’a pas sommeil. Voilà l’heure propice de l’histoire, la fiction qu’on associe à la nuit. Mais la nuit est là et ce rituel du récit n’est-il pas là pour apprivoiser la nuit noire et fantomatique ? N’est-ce pas le plus grand mystère que ce monde obscur où tout se fait invisible ? Alors que faire, sinon regarder au fond de soi, faire advenir des images qui dansent dans la tête, pour soi seul. Mais les maîtrise-t-on ces images ? Ne s’échappent-elles pas de quelques lieux inconnus, ne sont-elles pas des signes d’une vie intérieure insensible et pourtant si prégnante ? C’est en jouant avec cette réalité inquiétante que Magdalena a composé ce petit opus plein d’humour illustré avec de gros dessins aux couleurs vives de Christine Davenier.

Pelisse Laëtitia, Mazzuri Mauw, Les Expressions françaises. Les couleurs, Oskar éditeur, collection Des mots pour comprendre, 2012, 62 p. 14€95
Sur le principe de la collection, vingt-cinq expressions françaises courantes sont auscultées avec humour, finesse, intelligence. L’explication est donnée ainsi que l’emploi historique à l’origine de l’expression. Une étude d’un des mots peut aussi être entreprise. Des « réponses » à des explications, donc, plutôt des compléments d’information pour éviter des contresens sont présentes à chaque double page qui constitue le format de l’analyse d’une expression. Et c’est un régal.
Qui se souvient de l’origine de l’expression du pot au noir qui désigne une zone dangereuse ? Pourquoi le bleu est-il assimilé à la naïveté dans se faire avoir comme un bleu ? Si les choses sont cousues de fil blanc, ça ne nous empêche pas de broyer du noir ni, de but en blanc, d’en voir des vertes et des pas mûres jusqu’à recevoir une volée de bois vert. Les blancs becs en lexicographie rient jaune, mais ils n’ont encore que mangé leur pain blanc, car s’ils se trouvent être marron, véritables lanternes rouges vouées au diable vert, ils reprennent l’ouvrage en main avec détermination pour ne plus faire chou blanc. Parfois, la langue verte attire le vert galant pour une histoire un peu fleur bleue. Dans tous les cas, le livre de Pelisse et Mazzuri s’impose comme leur éminence grise dans une collection à marquer d’une pierre blanche.
Geneste Philippe

03/05/2015

La rationalité punitive

Grevet Yves, Des Ados parfaits, éditions mini Syros, collection Mini Soon +, 2014, 117 p. 5€
La nouvelle collection Mini Soon +, s’intercale entre la collection Soon, créée en 2008, destinée aux adolescents, et Mini Soon, créée en 2010,qui vise les 8-9/11 ans. Le roman de Grevet lance la collection avec bonheur. 
Voici un excellent roman de science-fiction qui interroge le clonage. L’auteur maintient un suspens durant toute l’histoire stimulant les hypothèses d’interprétation au fil de la lecture. L’écriture est simple mais rigoureuse avec un équilibre savamment entretenue entre narration et dialogue, récit et récit de personnage. Le sujet traité intéressera tous els enfants de cet âge. Le héros et l’héroïne sont des collégiens qui apprennent bien à l’école, écoutent bien leurs parents, vivent dans l’obéissance modèle. Mais ils sont différents, d’autres élèves ne se privent pas pour le leur dire. En fait, deux problématiques sont soulevées.
La première c’est celle de l’usage de la fabrication de clones pour punir les déviants et autres délinquants. C’est ce qui est arrivé aux héros. Ils vont rencontrer leurs originaux, et il s’ensuivra une réflexion poussée autour de l’obéissance, de la nature sociale de la punition, de l’amour parental contraint à l’institution du dressage familial.
La seconde problématique, moins prégnante, mais présente, surtout une fois el livre refermé, est celle des risques sociaux des humains augmentés. Le transhumanisme qui développe une logique techno-utopiste, pose des questions que le livre aborde à sa façon. Les héros du roman évoluent dans un univers de surveillance permanente : « chaque habitant avait un implant bioélectronique de reconnaissance greffé au poignet ». Que signifie, dès lors, vivre librement ? En quoi la prévention de tout risque vient-il annihiler le développement personnel ? La fabrique de clones (donc les manipulations du génome) pour opérer le remplacement des êtres perdus et donc, ce vieux rêve d’immortalité, interroge l’identité humaine surtout que ce ne sont que les classes aisées qui y ont accès. Le roman fait entrer le jeune lectorat dans cette réflexion, sans didactisme, juste à travers les impératifs du récit. Le transfert de mémoire et son entretien par une machine pose la question du contrôle des personnes et des récits de vie, cœur du sujet du roman d’Yves Grevet. Des Ados parfaits est un roman socio-techno-logique, si on veut, il montre une humanité qui, ayant négligé la réflexion sur els conséquences des progrès n’a pas pu les maîtriser. Les solutions techniques se substituant aux actions sociales signent l’avènement d’un univers répressif généralisé. Pourtant, la lettre finale de Célia, l’héroïne remplacée par son clone, laisse ouvert l’espoir d’une démarche vers l’éthique des humains et une désaliénation par la réflexion et la dialogue.

Philippe Geneste