Entretien Franck Achard des éditions La Renverse
Le secteur poésie pour la jeunesse
est-il si luxuriant pour qu'une nouvelle maison d'édition y fasse son entrée ?
F.A. : Avant
que de répondre à cette question, permettez-moi de considérer avec vous les
termes de « poésie pour la jeunesse ».
Cette appellation, parfois synthétisée en « poésie jeunesse », rejoint la bien connue « littérature jeunesse » et identifie
donc a priori son propre lectorat (phénomène unique dans le secteur de
l’édition). Vous aurez remarqué que nos ouvrages ne comportent aucune indication
de genre littéraire ; ni le terme « poésie », ni la locution « poésie jeunesse » ne figure en couverture ou en page de titre.
Il s’agit bien entendu d’un choix réfléchi qui, s’il peut s’avérer néfaste en
termes de commercialisation, est important dans notre projet éditorial. En
effet, en n’adressant nos ouvrages à aucun lectorat en particulier, ni jeune ni
vieux, nous souhaitons que chacun se sente libre d’être attiré, séduit, voire
enthousiasmé par n’importe lequel de nos recueils. En réalité, les Editions La Renverse ne sont pas
consacrées exclusivement à la poésie pour la jeunesse. Parmi nos trois premiers
titres, un seul a été écrit pour un public « dès l’enfance », et un deuxième le sera prochainement. C’est
d’ailleurs la locution « poésie dès
l’enfance » que nous aurions apposée en couverture, si nous avions
pris l’option d’y faire figurer cette information. Car le fait qu’un texte soit
accessible dès le plus jeune âge – en ne faisant pas appel à du vocabulaire ou
à des références culturelles trop pointus – n’exclut en rien sa capacité à
trouver un lectorat bien plus large que celui des enfants, grâce à
l’intelligence et la sensibilité de son écriture.
Mais, pour répondre enfin à votre question, si les
ventes de livres connaissent une légère baisse en France (-1,2% par an en
moyenne selon l’étude du SNE sur « Les
ressorts de l’économie de la création »), le secteur jeunesse garde un
beau dynamisme. Pour autant, ce n’est pas le facteur économique qui est à la
base de notre engagement en faveur des écritures « dès l’enfance », mais la conviction selon laquelle notre
rapport à la poésie se construit très tôt, et doit pouvoir trouver des textes
actuels, riches, ludiques et sensibles pour s’épanouir.
Les éditeurs connus du secteur de la
littérature de jeunesse, perpétuent une poésie dite enfantine qui est un
aménagement de recueils ou d'œuvres de poètes illustres. Comment les éditions La Renverse se situent-elles
face à ce choix éditorial commun ?
F.A. : Il
en va de la poésie comme des autres genres littéraires : les éditeurs les
plus connus ne sont pas ceux qui prennent le plus de risques, à quelques
exceptions près et en fonction du sens que l’on voudra donner au mot « notoriété ». Entretenir un
patrimoine commun par la réédition d’œuvres illustres est évidemment
souhaitable, mais ne peut suffire à réconcilier les lecteurs avec la poésie.
Car, ne nous voilons pas la face, la poésie est devenue la grande absente dans
beaucoup de librairies, faute de lecteurs mais aussi de libraires qui soient en
capacité de défendre ce répertoire, d’en montrer et d’en démontrer toute la
vivacité et toute l’actualité. Pour cela, nous avons besoin que les auteurs
d’aujourd’hui fassent vivre la langue par leur inventivité, une langue nouvelle
en prise avec la réalité du monde contemporain. Il nous faut aussi faire
entendre ces textes, les lire, les chanter, les crier également, comme nous le
propose haut et fort le Printemps des
Poètes cette année avec ce beau thème de l’insurrection poétique. C’est ce
que la Renverse propose en tout cas aux libraires
indépendants avec lesquelles elle a la chance de travailler.
Dans le milieu des années 1990, Le Dé bleu,
les éditions du Cheyne, La
Renarde rouge, Lo Païs d'enfance, ont marqué l'entrée de la
création en poésie destinée à la jeunesse. A voir la présentation de vos
éditions et le livre reçu, il semble que vous pensez d'autres voies éditoriales
pour la création? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Les illustres maisons que vous citez sont autant de
sources d’inspiration pour nous, et j’ajouterais Motus à cette liste si vous le
permettez. C’est grâce à leur formidable travail que nous sommes aujourd’hui en
capacité, nous aussi à La Renverse , de faire
des propositions dans ce domaine de la poésie « dès l’enfance ». Notre maison d’édition est née d’un désir de
proposer des livres qui allient l’accessibilité à l’exigence, tant pour le
texte que pour la conception graphique des ouvrages. Si nous voulons que vive
le livre, le beau livre papier, notamment aux côtés de son petit frère
numérique qui ne peut que grandir, nous avons pour responsabilité de le rendre
aussi attirant que possible. Car si le livre devenait un simple support
d’impression, froid et jetable, comme le proposent certaines éditions de poches
et certains éditeurs en ligne, il n’aurait alors plus aucune des armes qui lui
sont nécessaires pour rester en vie. C’est au contraire par la beauté et la
sensualité de son papier, de sa mise en page, par l’éclat de ses couleurs, par
toutes les possibilités offertes par l’imprimerie moderne que le livre peut
prouver qu’il est encore nécessaire à nos vies, et source de plaisir
irremplaçable. Nos ouvrages, coupés en biseau, penchent lorsqu’ils sont rangés
sur l’étagère et viennent à la rencontre du lecteur, à la renverse : le
livre est aussi un objet avec lequel nous nous amusons.
La lecture du livre de François
David et Isabelle Grout montre un soin apporté au rapport texte-image. Est-ce
que ce sera une ligne éditoriale ? Et pourquoi ?
Dès lors
qu’un éditeur propose des ouvrages pour un lectorat dès l’enfance, il se pose
la question de l’image. L’enfant qui accède à la lecture aurait encore besoin,
pense-t-on de façon presque tautologique, d’un support visuel. D’où le choix le
plus souvent réalisé de proposer des illustrations qui viennent, dans le
meilleur des cas, enrichir le texte. Dans d’autres cas, le dessin ne fait
qu’enfoncer un clou qui n’a pas besoin de l’être, et aplatit toute possibilité
d’imaginer par soi-même l’endroit où nous porte le poème. En faisant le choix
de ne pas illustrer le texte de François et Isabelle, nous avons tout de même
voulu rendre la lecture ludique, sans imposer à l’imaginaire du lecteur notre
vision du texte. C’est pourquoi le jeu sur les typographies a été adopté,
montrant ainsi que le mot, donc la langue elle-même, peut devenir source
d’amusement, à la manière des calligrammes. Nous ne négligeons pas pour autant
la possibilité de collaborer avec des illustrateurs pour nos prochains
ouvrages, mais nous prendrons toujours soin à ce que la poésie demeure libre,
tout comme l’esprit du lecteur.
Entretien réalisé par Ph. Geneste Avril
2015
*
David François&Grout
Isabelle, A Cloche-patte, éditions La Renverse , collection Deux choses lune, 2015, 69 p. 13€
Du coq-à-l’âne à la critique en
acte des stéréotypes, de la mise en exergue de la mise en page à l’éloge de la
réécriture de textes anciens, des jeux sur la sémiologie des mots aux jeux de
mots, de l’humour à la pratique de la syllepse de sens à fin de rêverie
éperdue, du détournement de la syntaxe à la cruauté, le recueil foisonne de
trouvailles langagières qui sonnent à notre contemporanéité sans crier gare, et
pousse le lecteur à renverser un peu sa relation à la norme des sens établis.
Oui, comme le dit Franck Achard, la tranche du livre qui ressort en oblique du
rayon des livres, s’offrent à al main mise du lectorat jeune ou non, pour
feuilleter les discours du monde. Mais, comme toujours en poésie, c’est le
singulier qui commande l’entrée dans la vie littéraire des mots pour se replier
dans l’intériorité des pensées. Foisonnement, disions-nous, multiplicité des
entrées poétiques pourrions-nous déclarer. Mais ici, la pluralité ne porte aps
au quantitatif, le recueil ne vaut pas par la somme des procédés, il n’est aps
un inventaire d’exercices de style. Non. La pluralité triomphante porte plutôt
à un passage de témoin des poètes au lectorat, donc à une invitation faite par
David et Grout à personnaliser, voire re-personnaliser les poèmes offerts.
Geneste Philippe