Anachroniques

22/02/2015

Eloge du récit brut, limpide au ton anonyme

Pullman Philip, Contes de Grimm, traduit de l’anglais par Jean Esch, images de Shaun Tan, Gallimard, 2014, 495 p. 35€

En 2004, Philip Pullman publiait Aladin et la lampe merveilleuse (1). Que l'auteur de La Croisée des mondes s'intéresse aux contes des Mille et une nuits entrait en échos avec son attrait pour le merveilleux. Conscient du danger de l'adaptation, Pullman réécrivait l'histoire d'Aladin en s'appuyant sur deux apports. Le premier était de prendre au sérieux la pérégrination des contes des Mille et une nuits. Pullman faisait alors le choix de la déterritorialisation du conte d'Aladin, conte écrit en arabe mais qui parcourt la Chine et l'Inde. Et c'est dans la richesse des coutumes des pays étrangers que la version de Pullman cherchait la solution aux problèmes rencontrés par les héros et héroïnes. C'est le premier apport : le conte est universel parce qu'il traverse les pays à l'instar de ses personnages et dans la richesse de l'étrangeté se crée la solution aux problèmes humains. Le second apport, résidait dans l'usage des métaphores pour donner corps à la fiction. En effet, par leur jeu rhétorique, Pullman faisait glisser le texte vers une érotisation des situations et des tableaux. Le corps séducteur, mais aussi l'attrait des sensations agréables (goûts, parfums etc.) devenaient ainsi des clés qui ouvraient au dénouement des situations inextricables.
Dix ans plus tard, Pullman récidive dans le domaine de l’adaptation/réécriture de contes. Le livre paru en 2012 à Londres rassemble cinquante contes de Grimm, réécrits au plus près des conventions du genre, avec un hommage appuyé aux frères Grimm, Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859). Le conte est un genre de restitution de paroles, une transcription donc une réécriture et recomposition en une ou plusieurs fois d’histoires entendues ou, de nos jours, plus souvent, lues. Et c’est parce que « le conte est dans un perpétuel état de devenir et d’altération » qu’il ne faut pas l’enfermer dans la cage d’une seule interprétation, mais ouvrir la porte des compréhensions et des actualisations. Si le ton du conte est « serein et anonyme » (James Merrill cité par Pullman), au point de laisser croire à une absence d’auteur, le genre appelle l’interprète, le conteur : « raconter des histoires est un art de l’improvisation, comme l’écriture » écrit Pullman.
Pullman relit les cinquante contes, par lui choisis avec le stylo. Il en respecte les caractéristiques : rapidité de l’histoire qui repose sur la succession de péripéties, pas de psychologie des personnages mais des figures emblématiques, prévalence absolue de l’action sur la description. L’illustrateur Shaun Tan a appuyé de ses créations cet ancrage générique au conte. Travaillant sur des figurines réalisées en papier mâché et terre glaise séchée travaillées au ciseau et peintes « à l’acrylique, à la poudre métallique, à la cire de bougie et au cirage » (2), il montre des personnages imaginaires « dénués de profondeur » car très approximatifs dans leur contour. L’univers de nulle part ainsi créé par ces figurines, photographiées dans  un décor sobre souvent réduit à un arrière-plan, adhère à l’a-temporalité du genre tout en immisçant le mystère, l’énigme. L’illustration ajoute, parfois, l’inquiétante étrangeté d’une expressivité déliée de l’émotion qui aurait pu en motiver la survenue.
Le travail éditorial avec sa belle reliure cartonnée, ses fortes marges, les motifs légers entourant le numéro des pages, les culs de lampe soulignant les titres, propose aussi, pour chaque conte,  le commentaire de Pullman. L’auteur y délivre la référence dans le répertoire international des contes et du folklore et explique le choix des transformations qu’il a jugé utile de faire subir à la version des frères Grimm. S’il arrive qu’on puisse, pour certaines réécritures, parler d’actualisation, le plus souvent, Pullman invite à interroger la logique propre du récit initial pour justifier un autre cheminement du récit. Bien sûr, le désir naît alors de à se reporter au texte des frères Grimm. Ainsi, c’est un travail d’érudition dans le plaisir de se faire son opinion auquel l’ouvrage nous convie. Enfin, les commentaires de Pullman permettent à chaque lecteur, à chaque lectrice de libérer sa propre interprétation du conte, d’en discuter la teneur et les choix faits pour aller vers le dénouement ou même d’interroger ce dénouement.
Ce volume, à n’en pas douter, est un chef d’œuvre à la portée des enfants à partir de 11 ans. C’est une leçon historique sur le style : « L’objectif doit toujours être la clarté » disait Pullman dans une conférence prononcée à New York en 2002. C’est aussi une leçon structurale dur le récit : « il vaut mieux écrire de façon à ce que les lecteurs puissent voir jusqu'au fond (…) Raconter des histoires implique de penser à des événements intéressants, de les mettre dans un ordre qui fait ressortir ce qui les relie et de les raconter le plus clairement possible » (3). Surtout, peut-être, Pullman nous enseigne-t-il qu’il est bon de retourner régulièrement manger le fruit défendu des contes afin de nourrir le développement de l’arbre des connaissances.
Geneste Philippe

(1) Aladin et la lampe merveilleuse raconté par Philip pullman, illustré par Sophy Williams, Gallimard Jeunesse, 2004, 72 p., 18€  - (2) voir son texte en postface du volume - (3) citations extraites du ivre de Nicholas Tucker, Rencontre avec Philip Pullman, traduit de l’anglais par François Gallix, Paris, Gallimard, 2004, 221p. – pp.196/197

15/02/2015

Compagnons oubliés : de la violence historique vue à partir des relations société humaine/animal

Grousset Alain,  Bêtes de guerre, Flammarion jeunesse, 2014, 224 p. 6€10
Un ouvrage d’Alain Grousset est en général un événement pour le plaisir de lecture. S’il est plutôt connu pour ses histoires de science-fiction, il n’hésite pas à s’intéresser à d’autres domaines comme ici ces sept récits où se croisent l’intérêt pour la domestication des animaux et l’Histoire des hommes durant les guerres.
Le livre est publié alors que sous l’effet de l’éthologie d’une part et du développement des interrogations sur la condition animale prennent de l’ampleur en particulier depuis les années 1980/1990. Des problèmes moraux y sont posés. Ainsi, l’historien Eric Baratay écrit-il : « Les archives françaises de Vincennes ont conservé les documents se rapportant aux conducteurs de chien, à leurs faits d’armes, à leurs décorations, mais les registres concernant les chiens eux-mêmes, qui ont existé et auraient pu donner des informations sur leur provenance, leurs fonctions ou leur démoralisation, ont disparu » (1). L’attitude à l’égard des animaux est aussi un commentaire sur la conception éducative d’un peuple. Les français, par exemple privilégient le dressage comme un conditionnement qui met l’animal à distance de son maître et le traite en sous être vivant.
Les récits écrits par Grousset nous font suivre Hannibal, l’armée napoléonienne, la guerre contre les prussiens en 1870, les soldats dans les tranchées (une des histoires les plus sidérantes du recueil), des diplomates et officiers dans les colonies africaines durant la seconde guerre mondiale, la guerre de la mafia aux USA en 2003, la guerre par les insectes en 2071. C’est que de tous temps, en partant faire la guerre, l’homme a réquisitionné des animaux avec une imagination sans limites : des éléphants pour effrayer l’adversaire, des chiens comme sentinelles, des pigeons messagers, et même des dauphins gardiens dans la marine. Utilisés pour leurs qualités exceptionnelles, ces compagnons de guerre sont souvent oubliés.
Chaque récit est précédé d’une introduction historique citant les emplois que l’homme a réservés à l’animal considéré dans la guerre. Un chapeau permet immédiatement au lecteur de situer l’histoire et ainsi d’y entrer sans encombre.
Entre chaque partie, un petit jeu de question / réponse permet de faire la connaissance de faits étonnants concernant d’autres animaux. Par exemple : les Incas utilisaient de grosses fourmis pour agrafer les plaies des blessés ou en 1898, des scarabées lumineux suffirent à éclairer une garnison espagnole attaquée par les troupes américaines etc.
Bêtes de guerre aborde ainsi la réquisition des animaux, thème rarement évoqué en littérature pour la jeunesse. Le recueil permet aux plus jeunes de découvrir autrement des grands conflits historiques mais aussi, il ouvre à une approche qui rompt avec celle de l’heroïc fantasy et autre cinéma d’horreur. En effet, dans ces derniers, l’animalité est introduite pour abonder dans le fantastique des créatures trans-espèces ou créatures hybrides, finissant à engloutir la pensée dans le virtuel de mondes qui coupent le lectorat du réel. Alain Grousset ancre au contraire l’animalité dans le réel. Ici, la fiction nous aide à entrer dans la vision animale des événements et du monde car, s’appuyant sur des données éthologiques elle amène les lecteurs et lectrices à comparer les comportements animaux et ceux des humains partageant la même condition de la vie guerrière. L’enfant verra, alors, que l’humain impose une grande violence aux bêtes comme aux êtres vivants en général.
Philippe Geneste

(1) Le Monde 5 avril 2014 et Baratay E., Bêtes de tranchées. Des vécus oubliés, CNRS éditions, 2013

08/02/2015

Oreille des sens et des sentiments

Les Oiseaux exotiques, illustré par Marion Billet, Gallimard , petits imagiers sonores, 2014, 14 p. 10€10 ; Les Instruments du monde, illustré par Marion Billet, Gallimard , petits imagiers sonores, 2014, 14 p. 10€10
Six mots, six images, six sons. Voilà le principe de la collection.
Dans le premier, on croise le loriquet arc-en-ciel, le mainate de Ceylan, le martin pêcheur géant, le toucan, le flamand rose, le manchot, offert au régal des yeux par les dessins stylisés peints en aplats multicolores, et le cri de l’animal comme identifiant sonore du sens du mot.
Dans le second, l’enfant va à al découverte de la guitare hawaïenne, de l’harmonica, du violon chinois, de la cornemuse, des bongos, de la guitare flamenca, soit un voyage vers les USA, la Chine, le Royaume Uni, Cuba et l’Espagne. Outre le régal pour les yeux des illustrations de Billet, cet imagier permet véritablement d’apprendre ce que sont ces instruments dont la sonorité, évidemment, est le propre de la définition.

Davois Bernard, Crespin Jean-Philippe (arrangements de), Mon Imagier des récrés, illustrations Thomas Baas, Gallimard jeunesse, 2014, 36 p. + CD d’1h. 15€50
Voici un joyeux imagier des récrés. Les 14 chansons avec des voix d’enfants, des instruments divers sur des compositions espiègles et des paroles drôles, sont un petit régal. Les illustrations de Baas sont à du même tonneau, espiègles, drôles, et tendres aussi. A côté de ces chansons, suivent quatorze morceaux instrumentaux pour illustrer l’image. Au final c’est une petite somme que ce gros ouvrage pour les 3/6 ans.

Bloch Muriel, Un Conte du Cap Vert. La dernière colère de Sarabuga, illustré par Aurélia Grandin, Gallimard jeunesse, collection Contes du bout du monde, 2012, 32 p.  + 1 CD, 17€ ; Bloch Muriel, Un Conte du Japon. Ce qui arriva à monsieur et madame Kintaro, illustré par Aurélia Fronty, Gallimard jeunesse, collection Contes du bout du monde, 2012, 32 p.  + 1 CD, 17€
Ces deux contes reposent sur des musiques traditionnelles dont les textes ne sont que les introducteurs. Dans les deux cas, il s’agit d’une belle œuvre. La musique permet de rentrer dans l’univers de l’histoire. Si le conte du cap Vert se rapproche de la légende, celui du Japon est un vrai conte à la trame faussement policière.
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Castel Anissa, Aimer un peu, beaucoup… à la folie ? illustré par Christine Enault, Giboulées-Gallimard jeunesse, collection Chouette penser, 2013, 85 p ; 10€50

Voici encore une belle réussite de cette collection pour les adolescents. Mêlant adroitement références philosophiques et littéraires avec des situations banales qui servent d’ancrage à la compréhension des jeunes lecteurs, le livre avance vers une série de questionnements du mot amour en venant ainsi à dessiner la problématique de l’autre dans la définition de soi. Les illustrations de Christelle Enault sont d’une intelligence rare et fourmillent d’inventivité. L’illustration en général est d’ailleurs un trait fameux de cette collection. Le dessin est en distance par rapport au texte tout en apportant par ses propres moyens des éléments nouveaux à la problématique. 
Philippe Geneste