Anachroniques

28/12/2015

De l'art de l'adaptation

Barrie James Matthew, Peter Pan, traduit et adapté par Maxime Rovere, illustré par Alexandra Huard, Milan, 2015, 64 p. 16€90
Les illustrations d’Alexandra Huard, aux couleurs soulignées, au dessin plus enfantin, s’unissent à la poésie de l’écriture adaptative de Maxime Rovere. L’œuvre ainsi créée rend un bel hommage au roman de James Matthew Barrie, Peter Pan.
Peter Pan est un jeune garçon qui vit au Pays du Jamais, « NeverLand ». C’est un pays sans frontière, niché aux creux des rêves d’enfant pour un temps sans contrainte où la fantaisie se joue des heures pesantes, lourdes de passé, de futur tout tracé. C’est un présent de l’imaginaire dans un espace d’émerveillement.
Le jeune héros avait fui la terre du réel après avoir surpris une discussion entre ses parents, entendant comment ils voulaient figer son avenir. Quelque temps plus tard, voulant les visiter, il avait vu sa mère penchée sur un autre enfant, et compris qu’il avait été remplacé.
Dans son monde imaginaire, ce Pays du Jamais, Peter Pan est accompagné d’un être merveilleux, scintillant, tintinnabulant : la fée Clochette, rare figure féminine du roman avec la princesse indienne Lys Tigré, dont le courage la porte à occuper la place la plus dangereuse au plus près des ennemis qui talonnent sans cesse sa tribu. Il y a aussi les sirènes qu’il faut se garder d’approcher. Peter Pan a recueilli les Enfants Perdus, ceux que le  monde cruel des adultes a maltraités. Il les protège des pirates et de leur chef, le capitaine Crochet.et cela avec ruse et intelligence.
Lors d’une de ses escales sur terre, Peter Pan rencontre Wendy qu’il conduit auprès des siens. La petite fille va jouer avec conviction le rôle de maman. Sa place privilégiée dans le cœur du jeune garçon va lui attirer la jalousie de la fée Clochette. Les petits frères de Wendy, qui l’ont accompagnée, apprennent, auprès des Enfants Perdus et du héros, à surmonter l’effroi qu’avaient favorisé une éducation rigide et les terreurs induites par l’autorité des familles.
« Je suis la jeunesse, je suis la joie » dit Peter Pan.
La traduction de Maxime Rovere souligne le pouvoir de la fantaisie sur un monde de contrainte où l’on ne sait pas, comme le chante Jacques Brel, « devenir vieux sans être adulte ». Elle ébauche avec finesse, avec un humour doux, ce qui fait grimacer l’enfant éternel, qui se méfie des belles jeunes femmes, comme Wendy le devient, et ne comprend rien au langage des baisers, mais ceci est une autre histoire.
Annie Mas

Stevenson Robert-Louis, Docteur Jekyll et Mister Hyde, illustré apr Sébastien Mourrain, traduit et adapté par Maxime Rovere, Milan, 2015, 64 p. 16€90
Le travail d’adaptation des classiques sont parfois des prolongements au mythe littéraire qu’une œuvre a engendré. C’est le cas ici. Les illustrations de Mourrain emportent l’enthousiasme, réussissant à traduire autant une époque que l’univers de Stevenson. Privilégiant le fris et noir, rehaussés parfois de couleurs, les dessins donnent une interprétation intelligente du roman de Stevenson. L’adaptation reste une adaptation en valant, au fond que par l’entrée du lecteur dans le domaine littéraire patrimonial occidental.

Hugo Victor (d’après), Les Misérables, adaptation de Luc Lefort, illustrations de Gérard Dubois, Nathan, 2002, 64 p. 15€
Faire entrer les préadolescentEs dans ce roman mythique de la littérature française par une adaptation, c’est vouloir perpétrer une culture patrimoniale, permettre aussi à de jeunes lecteurs de se familiariser avec cosette et jean Valjean. L’adaptation, comme toujours, reste une troncation. Mais le travail d’illustration force l’attention. Les images sont empreintes de gravité, tons gris, bruns, ocre, rouges, composées avec rigueur, optant pour un cadrage en plans moyens, avec des personnages qui interrogent les lecteurs par leurs regards immenses et fixes. L’univers hugolien se fait peu à peu impalpable, plus poétique que réaliste, ce qui, au final, amène Les Misérables du côté du mythe où l’adaptation trouve sa seule raison d’être. Mais c’est une raison sociale.

Cerventes Miguel de (d’après l’œuvre originale de), Don Quichotte, adaptation de Maria Angélidou, traduit du grec par Jean-Louis Boutefeu, illustrations de Vassilev Svetline, Milan, 2006, 64 p. 14€95
Comme dans le cas précédent, mais avec plus de pertinence, l’adaptation, qui, ici, est passé par une traduction grecque avant de parvenir à la traduction française, l’adaptation n’a de sens que dans le legs à la jeunesse d’un personnage mythique, connu de tous et toutes, à l’histoire non moins apprivoisée par nos sociétés par fragments d’enchantements du monde contemporain. Quatre cents ans après, aujourd’hui en 2015 (le livre date de 1605/1615), l’adaptation apporte un visuel flamboyant, une interprétation graphique onirique autant qu’historique de par les couleurs choisies et le trait du dessin. Le grand format du livre (260 x 315 mm) magnifie l’ensemble. A défaut de lire l’intégrale du roman, c’est une manière de donner aux préadolescents une approche de l’œuvre et de l’époque de son auteur.

Philippe Geneste

20/12/2015

Une guirlande de livres

Gervais Bernadette, Alpha Bête, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2015, 56 p. 15€
Cet alphabet repose sur la stylisation d’une partie d’un corps d’animal pour mettre en exergue une lettre : V comme la gueule du crocodile, C comme la patte du scarabée, M comme les bosses du chameau, Y comme la rayure centrale du zèbre, B comme la tête de la libellule etc. Ici, seul le graphisme est pris en compte et le livre se fait livre d’art sans lourdeur didactique. Le texte est réduit à l’explication de ce qui fait lettre dans le corps moyennant une stylisation non pas idéographique mais littéralographique. D’un format confortable (240x320), ce hors série Giboulées s’adresse aux enfants dès 6 ans qu’il invite à observer les dessins, voire le monde environnant pour y trouver ce qui s’écrit du langage humain. L’Alpha Bête ouvre une entrée esthétique dans l’écriture.

Bednar Sylvie, Mangard Annick, Ces Animaux qui se ressemblent, Casterman, 2015, 56 p., 13€95
Quelle différence existe-t-il entre l’autruche et l’émeu, le hérisson et le porc-épic, la langouste et le homard, la chouette et le hibou, l’éléphant d’Asie et l’éléphant d’Afrique, le guépard et le léopard, la grenouille et le crapaud, le dromadaire et le chameau, l’iguane et le varan, la mouette et le goéland, le crocodile et l’alligator, le chacal et le coyote, l’abeille et la guêpe, le pingouin et le manchot, le lièvre et le lapin, l’aigle et le vautour, la mygale et la tarentule, la cigale et le grillon, le renne et le cerf, la baleine et le cachalot, l’hirondelle et le martinet, le phoque et l’otarie, le castor et le ragondin, la pieuvre et le calamar, la vipère et la couleuvre ? A raison d’une double page ces couples d’animaux, qui se ressemblent, sont différenciés. C’est une manière de plonger sans effort dans les questions éthologiques, d’anatomie, de meurs, de lieu de vie, de régime alimentaire. Le choix du dessin à la place de la photographie permet à l’enfant de mieux repérer les différences et donne un air naturaliste à l’ouvrage déjà de bon format (215x280 mn). Un livre érudit et utile, agréable et stimulant, un beau livre !

Strack Emma, Chouette ou hibou ? Quelle différence ? illustré par Guillaume Plantevin, Gallimard, collection albums documentaires, 2015, 144 p. 17€90
Le premier chapitre de l’ouvrage complète le précédent, sur une problématique identique. Les autres chapitres portent sur d’autres sujets. Le livre étudie soixante paires que nous avons l’habitude de confondre. Ces paires sont réparties en six chapitres : animaux, alimentation, géographie/paysage, vêtement/mode, santé, quotidien/ville. Le travail graphique et de pixel-art de Plantevin fait tendre ce volume vers le livre d’art. Enrichissant, étonnant, beau à regarder, plaisir intellectuel et plaisir esthétique se joignent. Une belle idée de cadeau.

Gravier-Badreddine Delphine, Les animaux de la savane, collectif d’illustrateurs, Gallimard, collection Mes premières découvertes, 2015, 24 p. + 4 transparents, 9€ ; Mettler René, La fourmi, illustrations de Mettler, Gallimard, collection Mes premières découvertes, 2015, 24 p. + 4 transparents, 9€
Voici deux livres de la série classique de la collection. La Fourmi est un chef d’œuvre. A l’intérêt documentaire se joint l’exemplarité des illustrations de Mettler. Quant au volume Les animaux de la savane où on retrouve Mettler, c’est un régal avec des choix ingénieux de détails retenus pour les différents animaux présentés.

Duhême Jacqueline, L’Oiseau philosophie, texte de Gilles Deleuze choisis par Martine Laffon, Gallimard, 2015, 48 p., 10€
Comment rendre compte d’un texte de philosophie ? Quel lien unit le langage pictural et le langage verbal ? Jacqueline Duhême répond à la manière de ces plasticiens interprétant librement des œuvres poétiques. L’image ne va pas reproduire le texte, elle ne le doit pas. Elle doit en élargir le propos à un imaginaire d’une autre substance. Substituer la cohérence picturale à la cohérence verbale, revient à faire œuvre sur l’œuvre et non à illustrer l’œuvre. Les ingrédients de Jacqueline Duhême sont toujours les mêmes, l’innocence enfantine approchée par la naïveté picturale. Toutefois, effet du texte deleuzien, la graphiste emprunte davantage que de coutume à la géométrie, pour la composition des illustrations sur lesquelles est soit encadré soit surimposé le texte. C’est « qu’il ne faut pas être savant, savoir ou connaître tel domaine, mais apprendre ceci ou cela dans des domaines très différents » : n’est-ce pas l’énoncé du programme de peinture qui accompagne tout texte, notamment philosophique ?
C’est en 1956 que Jacqueline Duhême rencontre Gilles Deleuze, ami de son mari. Mais ce n’est qu’au terme de sa vie que Deleuze acceptait à l’initiative de la philosophe éditrice Martine Laffon de faire paraître un choix de textes à destination des enfants illustrés par Jacqueline Duhême. Quand le livre paraît, en 1997 au Seuil, Deleuze est mort depuis deux ans, mais le livre était achevé ou presque : « J’aime ce petit livre dessiné dans le chagrin » (1).
Philippe Geneste

(1) Jacqueline Duhême rencontre en détail cette visite dans Une Vie en crobards, Gallimard, 2014, 142 p. notamment pp.84/88

12/12/2015

la lecture en cadeaux

Badreddine Delphine, 5 minutes de câlins avant d’aller dormir, illustrations de Mélusine Allirol, Nathan, 2015, sept livres de 10 pages réunis sous couverture-coffret, 14€90
Pour les tout petits, les sept petits livres, avec chacun une figure animalière pour une historiette anthropocentrique, illustrés avec douceur, tendresse et gaieté, qui culmine avec câlin géant chez la famille lapin. Bien sûr, vouloir porter la famille comme source naturelle de l’enfance est une visée idéologique certaine qu’on ne peut que regretter. Mais l’ensemble du livre-coffret avec son grand format est un beau livre cadeau, à coup sûr.

Kamigaki Hiro et IC4Design, Labyrinthe city : serez-vous à la hauteur ? adaptation française Emmanuelle Pingault, Milan, 2015, 36 p. 16€50
L’ouvrage est en fait un livre-jeu. Il repose sur une intrigue policière qui se déploie sur un grand format 260x350 avec des illustrations fourmillant de détails. Le texte oblige le lecteur à aller rechercher dans l’image les indices qui permettront de donner du sens à l’intrigue et d’avancer, ainsi, de double page en double page. Le point de vue étant panoramique et en plongée, c’est un véritable vertige auquel lecteurs et lectrices sont confrontés. Plonger dans l’image prend un sens quasi littéral. L’attention et le travail d’observation et l’exercice de la perception visuelle sont sollicités avec exigence.

cherry Georgi, City Atlas. Faites le tour du monde en 30 plans de villes, illustré par Martin Haake,  Gallimard, 2015, 64 p. 22€90
Lisbonne, Barcelone, Moscou, Londres, Paris, Amsterdam, Rome, Berlin, Helsinki, Oslo, Copenhague, Stockholm, Athènes, Istanbul, Prague, Budapest, Montréal, Toronto, Chicago, New York, Le Cap, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Mexico, San Francisco, Hong Kong, Tokyo, Séoul, Mumbai, Sydney sont présentées avec un foisonnement d’illustrations au graphisme plutôt géométrique, réparties sur un plan succinct de la ville traitée. Tout l’ouvrage repose sur la visite patrimoniale, visualisant des monuments, des rues, des mœurs. Un encart situe la ville dans le pays. Le grand format, l’abondance des motifs illustrés, le beau grain de la couverture qui en fait un objet agréable au toucher, sont les caractéristiques de ce livre que l’on offrira en cadeau aux enfants dès 7 ans.

Tavernier Sarah, Verhille alexandre, Monumental. Records et merveilles de l’architecture, Milan, 2015, 56 p. 19€90
Cet ouvrage se présente comme un atlas des monuments d’Europe, d’Afrique et du Proche Orient, d’Asie et d’Océanie, d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud. Ce sont les cinq parties qui composent le livre. Situés dans un premier temps sur une carte du continent ou sous-continent, très claire car sur une double page d’un format 270 x 370, les monuments sont ensuite présentés et commentés sur six doubles pages. Chaque partie compte ainsi 8 pages de très grand format. Des informations géographiques et démographiques accompagnent les présentations toutes très illustrées. L’ouvrage emporte l’intérêt par sa simplicité de lecture, d’une part, son efficience pour situer les monuments et, enfin, par l’apport en information sur les pays du monde et leur situation les uns par rapport aux autres. Un beau cadeau pour les enfants dès 7 ans.

Badreddine Delphine, Explore ! La Terre et le ciel, Gallimard jeunesse, 2015, 18 p. 14€90
Illustré par un collectif d’illustrateurs, ce livre pop-up, livre animé, donc, est un régal. Le petit enfant à partir de 4/5 ans mais tout aussi bien à 6/7 ans, est invité à fouiller les détails inclus dans l’ouvrage Le nombre de page est donc plus important que ce que la pagination indique. Il y a des rabats, des languettes permettant de faire tourner des illustrations, et il faut à l’enfant actionner des languettes, soulever des plastiques. L’enfant qui est dans ses premiers pas en lecture, y trouvera aussi de l’intérêt, surtout si on lui a lu le livre avant. La double page sur les astres explique le nom des constellations par l’illustration masquée dans une fenêtre à soulever. L’enfant est introduit à la connaissance de la représentation des principales planètes. Le grand format (200 mm x 250) permet un grand confort de lecture.

Davey Owen, Singes, Gallimard, 2015, 40 p. 14€90
Cet ouvrage est lié à l’exposition “Sur la piste des grands singes” qui a lieu au Musée d’Histoire Naturelle jusqu’au 21 mars 2016. Il a été relu par la primatologue Shelly Masi. Les illustrations stylisées d’Owen Davey, auteur spécialisé dans l’album documentaire, amène le lecteur à la découverte de la grande famille des singes. Si le clin d’œil au carnet d’un naturaliste est bien présent, Owen Davey tire la couverture du reportage vers l’art du dessin et de la couleur. La diversité des espèces, l’exploration de celles du Nouveau monde et celles de l’ancien monde, l’arrêt sur les plus étonnantes, la précision sur les mœurs, les caractéristiques physiques, font du livre un régal pour l’intelligence autant que pour l’appétit esthétique du lectorat. Des remarques sur l’évolution, les processus adaptatifs, très simplement abordés, certes, mais présents, enrichissent utilement le volume. En fin d’ouvrage, l’auteur interroge les stéréotypes communs sur les singes, il explique les effets de la déforestation. Le livre se clôt sur un index qui permet de lire différemment Singes, et de le relire sans fin…

Jenny Broom, Le Jardin des merveilles. Un bestiaire extraordinaire, traduit par Isabelle Dubois, illustrations de Williams Kristjana S., Milan, 2015, 48 p. 19€90
Si le sous-titre peut induire en erreur, le titre, lui, ouvre la perspective graphique et picturale de l’illustration. Ce documentaire de grand format (280x340) propose avec une illustration luxuriante, la traversée de cinq écosystèmes : la forêt amazonienne, d’abord, la Grande Barrière de corail, le désert de Chihuahua, la Forêt-Noire, les montagnes de l’Himalaya. A chaque fois, l’espace étant présenté dans toute sa diversité y compris climatique, nous partons à la rencontre de quelques espèces animales caractéristiques, sinon uniques. Pourquoi avoir titré « Jardin » ? Parce que la planète est le jardin de l’humanité, répondraient les deux autrices. C’est leur parti pris avec la volonté de faire partager par la présentation l’héritage merveilleux des ressources naturelles de la vie sur terre. Un chef d’œuvre éditorial, dessiné et pictural, un livre cadeau avec lequel l’adulte est sûr de faire plaisir à l’enfant.

Lamoureux Sophie, La Petite Encyclopédie des pourquoi ?, Gallimard, collection premières lectures et découvertes, 2015, 68 p. 11€90
Un sommaire détaille l’ensemble des soixante-dix-huit pourquoi ? traités par l’ouvrage, répartis sur trois parties : les animaux, le corps, la terre et le ciel. Même s’il singe les questions enfantines, le livre ne se fonde pas dessus. Les Pourquoi ? relèvent plutôt de la volonté documentaire chère à cette remarquable collection. Cet épais volume reste rédigé pour des enfants de 5 à 7 ans avec un travail d’illustrations et de légendage très précis. Des pages transparentes enrichissent la lecture de surprises diverses et les planches encyclopédiques regorgent d’informations.

Commission lisez jeunesse, Philippe Geneste

02/12/2015

Pratiques du numérique chez les jeunes

TISSERON, Serge, Guide de survie pour accros aux écrans…ou comment garder ton ordi et tes parents, Paris, Nathan, 2015, 95 p.

Présentation du livre
Ce livre présente 15 situations qui peuvent correspondre à des problèmes ou à des interrogations de la part d’enfants ou d’adolescents concernant leur utilisation du numérique et leur ressenti face aux écrans. Il peut s’agir, par exemple, de leur utilisation de Facebook, d’une certaine addiction aux jeux vidéo, de leur pratique d’Internet …
Organisation du livre
Les 15 situations correspondent chacune à un thème et sont présentées sous la forme d’une question ou d’une affirmation. Ensuite, un quiz intitulé « Et toi ? » propose un questionnaire avec trois questions dont les réponses comportent chacune un symbole. En bas de la page se trouvent les explications correspondant à chaque symbole. En fonction des réponses données, le lecteur peut, en se référant à l’explication du symbole qu’il a le plus entouré, évaluer sa connaissance dans le domaine concerné ou connaître son degré d’addiction.
Après le quiz, une explication développe la situation de départ en en exposant les problèmes éventuels ou en présentant des concepts liés au thème (par exemple, le droit à l’image pour le thème « j’ai publié une photo super drôle d’un copain »).  En outre, un « dico de survie » donne une définition d’une notion spécialisée liée au thème (par exemple, la « e-reputation » pour le thème « je peux dire ce que je veux sur Internet, puisque ensuite j’efface tout »).
Enfin, un plan d’action propose au lecteur des conseils pour maîtriser le thème abordé. Un petit paragraphe « A ne pas louper » complète ces conseils.
Analyse du livre
Ce livre permet de découvrir des notions spécialisées liées à l’addiction aux écrans et à la gestion de l’identité numérique tout en s’amusant. En effet, il est simple à lire et son organisation (avec le quiz…) en fait un ouvrage ludique. Les illustrations de Jacques Azam contribuent beaucoup à ce côté amusant.
 Son auteur, Serge Tisseron, est un psychiatre et un psychologue spécialiste concernant les relations entre les enfants et les écrans. Dans ce livre, il part des pratiques du numérique chez les jeunes pour leur donner des conseils et leur expliquer les enjeux que ces pratiques peuvent avoir, ce dont les jeunes ne se rendent pas forcément compte.
Ce livre, conseillé à la lecture dès l’âge de 9 ans, peut également éclairer des collégiens, des lycéens, ou des parents souhaitant comprendre la pratique du numérique chez leur enfant.

Milena Geneste

22/11/2015

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis » *

Pinguilly Yves, Patrice Lumumba, la parole assassinée, Oskar éditions, collection histoire et société, 2010, 97 p.
Dans cette remarquable biographie du révolutionnaire et homme d’Etat africain, assassiné par les forces coloniales et leurs sbires locaux, Yves Pinguilly retrace d’abord le contexte du dix-neuvième siècle, une Afrique gouvernée à 80% par « ses propres rois, reines, chefs de clan et de lignage », puis sa soumission dans sa quasi-totalité aux puissances coloniales avec la création du Congo belge où naît (1925) le Tetela Elias Okit’Asombo, que l’Histoire retiendra sous le nom de Patrice Emery Lumumba. La biographie nous montre un jeune homme qui quitte le milieu paysan des Tetelas pour la ville, qui fait divers métiers, va se passionner pour des études –suivies en parallèle à son travail– où il puise connaissances nouvelles et meilleure compréhension du monde qui l’entoure et donc, aussi, des inégalités sociales et raciales qui le régissent. On le voit faire ses premiers pas dans le journalisme et une forme de syndicalisme. Dans les années mille neuf cent cinquante, se lèvent les revendications nationalistes et Lumumba rêve « d’un Congo uni, libre et unifié au-delà de la mosaïque des peuples qui le composent ». En 1958 il devient un dirigeant du mouvement national congolais (MNC) qui se distingue de l’Abako, un autre mouvement de libération nationale, en ce qu’il refuse une identité ethnique comme ressort de l’indépendance. Lumumba sera en 1958 invité à intervenir à la tribune de la Conférence panafricaine d’Accra, aux côtés de Mandela, Fanon … Il y dénoncera les facteurs qui entravent l’émancipation des pays d’Afrique : « Parmi ces facteurs, on trouve le colonialisme, l’impérialisme, le tribalisme et le séparatisme religieux qui, tous, constituent une entrave sérieuse à l’éclosion d’une société africaine harmonieuse et fraternelle ».
Le 13 janvier 1959, c’est l’indépendance du Congo. Mais la Belgique, pays colonisateur, intrigue avec des appuis locaux parmi les élites locales et au sein même du parti de Lumumba (il se créera un second MNC-Kalonji en face du MNC-Lumumba). De cette période d’agitation sortira l’indépendance arrêtée le 30 juin 1960. Mais entre les partisans du fédéralisme sur base ethnique appuyés par la métropole coloniale comme par l’église catholique, fédéralisme suscité par l’intérêt belge pour les régions minières au sous-sol riche, et les partisans d’un Congo uni (« je vous demande de tous oublier les querelles tribales qui nous épuisent » dit Lumumba s’adressant aux congolais), le torchon s’embrase. Lumumba, au pouvoir du 30 juin au 5 septembre 1960, échappe à des tentatives d’assassinat commanditées par les USA ou la France qui agit de concert avec la Belgique, avant d’être destitué de son poste de premier Ministre par le vieux compagnon nationaliste Kasa-Vubu, président du Congo, destitution suivie neuf jours plus tard par le premier coup d’Etat d’un certain Mobutu, chef d’état-major de l’Armée nationale congolaise. Lumumba tentera de rejoindre ses partisans mais il sera arrêté, torturé, assassiné, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Ses tortionnaires, sous l’égide d’un représentant de l’impérialisme, vont ensuite découper son cadavre avant de le dissoudre dans de l’acide.
A cette excellente biographie, écrite avec verve et vitalité, Yves Pinguilly ajoute des documents historiques qui viennent étoffer les descriptions des événements. Certains,  disponibles seulement depuis les années 2000,  montrent l’implication directe des puissances impérialistes dans l’élimination physique de Lumumba. Un entretien avec l’auteur hausse encore l’intérêt de la publication en situant les événements de 1960 en regard du devenir de l’Afrique,  rappelant le règne de Mobutu et l’actualité brûlante des guerres où « combattent des enfants soldats » et qui ont fait au bas mot, trois millions de morts.
Patrice Emery Lumumba fait partie de cette longue lignée des assassinés africains partisans de l’indépendance et de la libération émancipatrice de leurs pays des griffes de l’impérialisme : les camerounais Félix Moumié, Ruben Um Nyobé, le marocain Mehdi Ben Barka, le burkinabé Sankara, la représentante de ‘lANC Dulcie September… Comme eux, il a vu se liguer contre lui le gouvernement de la métropole colonisatrice, l’Eglise catholique, les autres pays colonisateurs de l’Afrique et même l’ONU, dont la neutralité s’arrête à l’intérêt bien pensé des pays capitalistes dominants. C’est une histoire à méditer car elle montre comment sont nées des forces hostiles à l’émancipation humaine, financées par ceux-là même qui dénoncent aisément chez les dominés « la nature barbare ».
Philippe Geneste
* extrait du poème "Souffles" de Birago Diop

14/11/2015

L’escabelle des merveilles

Herbauts Anne, sous la montagne, Casterman, collection les albums, 2015, 32 p. 15€90 ;
Le paysage est hostile à l’homme qui a voulu concurrencer le Dieu Vulcain. Le blanc, le bleu, couleurs froides, se mêlent au gris et au marron. On devine l’abandon et le sinistre. Le dehors est donc inadapté à la vie humaine. Il faut, se coupant de cet univers, entrer dans l’intériorité du monde. Là, au cœur des cendres d’un volcan, se trouve une épicerie-quincaillerie colorée de touches chaudes, où se rassemblent les personnages du récit. Elle est l’abri, ici jamais vu de l’extérieur, toujours saisi de l’intérieur. Les désirs humains y sont comblés et le besoin vital de manger, quand justement les temps crient famine, peut s’assouvir. Comment est-ce possible, rien ne se cultive sous terre ?  
Telle est la part magique du récit. Mais le secret sera divulgué, les appétits de richesse et de profit vont fondre sur l’épicerie et engendrer guerres et massacres, avec l’extériorité pour territoire. L’escabelle magique, qui permettait au village de survivre, sera volée, détruite.
Cependant, à partir d’une chaise, motif récurrent dans l’univers d’Anne Herbauts, l’épicier va en bricoler une nouvelle qui, elle aussi, par la seule force de sa réalisation et de l’élévation qu’elle permet, du changement de point de vue qu’elle autorise (monter ou descendre l’escabelle, voir de loin, voir de près) deviendra magique.
Les belles phrases en ritournelles, chantées comme une poésie venue de l’enfance, font écho à des dessins d’artiste confirmée, immergeant la lecture dans un univers onirique. La forte composition de la mise en page, la maîtrise de l’iconographie fabuleuse ouvrent à plusieurs lectures, qui laissent entier le mystère de l’interprétation. Bien qu’un chat de sagesse rythme l’histoire de ses commentaires, le secret restera bien gardé par la fiction autorisant un lectorat de 5 à 105 ans.

Annie Mas & Philippe Geneste

08/11/2015

Le motif et le récit

El Fathi Mickaël, L’Eau de Laya, mØtus, 2015, 44 p. 13€
Allégorie de l’origine, faisant de l’eau la source de la vie par excellence, du personnage des potiers les fabricateurs de l’univers et de la littérature une source matérialiste de l’interprétation des origines.
Rien n’était déjà là, il y faut l’œuvre humaine et pour cette œuvre, la nature épanouie. L’humain et la nature sont ainsi unis à la vie pour pétrir en formes sociales la matière informe Les récits mythologiques, ces « rêveries ancestrales » disait Bachelard, laissent place, ici, à un récit de fiction qui leur emprunte leurs ressorts pour emporter le jeune lectorat dans la rêverie de l’humanité qui se fait naître.
Al Fathi emprunte une voie ancienne, voie inouïe, pour le jeune qui lit, avec des compositions d’images se jouant du proche et du lointain, de l’avant-plan et de l’illimitée d’horizon. Le travail graphique, l’œuvre plastique, à partir de peintures et de tissus appellent à l’interprétation poétique. Dans  Le Peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire écrivait : « « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur ». Les illustrations de L’Eau de Laya invitent l’enfant qui lit à une curiosité profonde pour ce chatoiement du sombre et du lumineux, rythmé par un texte qui, par moment, se fait comptine ou chant. La stupeur des personnages devant leur création c’est celle de l’enfant ébloui devant le travail iconique. Dans l’indécis des formes l’enfant scrute jusqu’au délice de retrouver le motif, la poterie vivante, la main façonneuse. Or, ce motif venu du fond des âges, qui chatoie sur le tissu ou le trame, motif enfoui dans les figures mémorielles collectives d’une civilisation, imprègne de sa densité sociale autant qu’esthétique le récit qui le recouvre. A l’apport pictural de l’illustration destinée à la jeunesse, mélange de naïveté étudiée et de graphisme empathique, les motifs géométriques des tissus offrent des séries de formes simples pour des supports matériels à destination fonctionnelle. N’est-ce pas une manière pour El Fathi de proposer à l’enfant un subconscient artistique, les dessins géométriques, les motifs des tissus, soulevant le voile du temps pour souder en constantes esthétiques et sociales l’œuvre de l’art. L’album ne devient-il pas alors éloge de l’artisanat capable d’unir les humains et de les concilier avec leurs diverses histoires civilisationnelles ?
Le travail du dessin autant que de la peinture sur tissu donne l’effet de mosaïques où le jaune feu et soleil, le bleu aquatique, le marron de terre se mêlent, se superposent, alternent dans ce fourmillement des motifs qui emportent jusqu’au rêve. S’y architecte ainsi un monde d’harmonie, où le ciel et les oiseaux se reflètent dans les eaux souterraines qui irriguent de vie la terre fertile, fertile parce qu’entendue.
Philippe Geneste
Lalande-Desrichard Angèle, Le Gardien des cèdres du Mont-Liban, illustrations de Minoo Stermann, L’Harmattan, collection contes des 4 vents, 2015, 24 p.  9€50
Il s’agit d’un récit des origines. Les cèdres, emblème du Liban, régnaient à Byblos, « une des plus anciennes villes du monde ». L’arbre est mêlé aux mythes de la plus haute antiquité. Le récit nous amène sous terre, à la rencontre de Mechtar, le gardien des cèdres, qui veille sur les vieux arbres comme sur les neuves pousses : « Je suis un des derniers représentants de la forêt mythique du Liban, exploitée depuis les temps les plus anciens » dit-il aux enfants à la recherche d’un agneau perdu. Cet être de légende est aussi un être de paix. Il raconte son histoire, au service de Gilgamesh, des phéniciens et de leurs bateaux, à travers l’antiquité égyptienne, puis son implication dans le temple de Salomon et les constructions d’Héliopolis, de Baalbek. Il raconte son exil en Europe, esclave des croisés, sa participation, au retour sur les terres moyen orientales du palais de Beiddine. L’album s’achève avec les enfants qui reviennent au village accompagnés de l’agneau et qui dansent autour du cèdre planté, pour la fête druze du village. Le cèdre symbolise l’incorruptibilité à travers Mechtar, Remarquablement servi par les peintures de Minoo Stermann, ce volume de la collection contes des 4 vents est un ouvrage à mettre en avant alors que le Moyen Orient est ravagé, encore, par la folie humaine des guerres. Quand on connaît la place du cèdre dans la Bible (le bâton de Moïse est en cèdre, tout comme la croix du Christ), quand on sait que le Temple des hébreux à Jérusalem était construit en cèdre, que la culture égyptienne faisait grand cas de ce bois, on imagine l’arbre rassemblant en sa frondaison les peuples qu’aujourd’hui leurs religions poussent aux guerres et leurs cortèges de massacres.
Philippe Geneste

01/11/2015

Laisser s’accomplir l’enfance

Péju Pierre (textes réunis et présentés par), Le Goût de l’enfance, Paris, Le Mercure de France, 2014, 108 p. 7€
Trente textes d’auteurs très divers, littérateurs et philosophes, composent cette anthologie introduite magistralement par Pierre Péju. La diversité trouve le creuset d’une cohérence du regard porté par Pierre Péju sur l’enfance. Le livre se fait ainsi une recherche de l’enfance, recherche de ce que Pierre Péju aime nommer l’enfantin : « J’appelle “enfantin” ce surgissement toujours inopiné, ce retour, ni prévisible ni décidable, d’impressions originelles, capables de troubler ou d’infléchir notre façon d’être au monde » (p.8). L’enfance c’est la faculté d’étonnement, c’est l’exercice nu de la curiosité, c’est aussi le bloc d’enfance expression reprise à Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Une telle anthologie n’est pas celle de souvenirs, mais de « ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance » et qui « est là, penché sur le présent qui va s’y joindre » écrivait Bergson dans La Pensée du mouvant. Fragments d’enfantin / Enfant nomades, enfants perdus, enfants sauvages / Puissances de l’enfance composent les trois sections de l’anthologie. La dernière se lit en regard des puissances du langage, comme significations apportées à la condition humaine par « l’enfantin ». Le propre du surgissement de l’enfance passe par les sensations, les odeurs et le goût notamment, les images qui s’imposent, mais aussi sans crier gare, le toucher et l’ouïe, enfin. L’être humain est un être de sensibilité, ce qu’a su voir Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838) dans l’enfant sauvage de l’Aveyron. Mais comment l’enfance se livre-t-elle à chacun et chacune ? Par fragments, ces fameux « blocs ».
C’est qu’on rêve plus l’enfance qu’on ne s’en souvient (Walter Benjamin) : « maintenant je sais marcher, apprendre, je ne le pourrai plus » écrit ce dernier dans Enfance berlinoise. Or, la marque de fabrique de l’enfance, c’est la profusion des apprentissages. Dans l’étendue du non-connu, de l’inconnu, les enfants gourmands se lient à « tout ce qui leur échappe », sont « étoffés par l’encore indéchiffré » (Henri Michaux, Passages). Or, pour qu’il y ait apprentissage, encore faut-il qu’il y ait une interaction sociale, une relation de connaissance qui passe nécessairement par et avec l’autre. Et il y faut une « volonté propre  « de gagner son propre monde » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra).

« Pas d’enfances sans expériences de la peur, de la déréliction, de la gêne ou de la honte » (p.41). La cruauté des contes nous le rappelle, la question humaine est traversée par la question du mal (1). Cette problématique est occupée par son inverse, le désir de se rendre invisible, de trouver un lieu de protection, un abri. Comme il le développe dans Pourquoi moi je suis moi ?, Pierre Péju réunit des textes qui montrent l’appel au lien social qui sous-tend l’envie de se cacher, la volonté de disparaître, de s’en aller, de partir : « au début, c’est la cachette qui se déplace, c’est en elle que le gamin s’évade avec ses amis, sans qu’on le voie (…) dans la sécurité qu’offre l’aventure » écrit Ernst Bloch. Il poursuit : « cette association du retranchement et du lointain merveilleux ne disparaîtra pas plus tard ». C’est aussi un lieu clos et d’attente dans lequel s’accomplit l’enfance, à partir de « l’ennui », de la vacuité passagère grâce à laquelle l’enfant laisse libre cours à une « germination des pensées et à l’union ou communion avec le monde » (p.88) comme l’écrit Pierre Péju introduisant Bachelard. Contre la socialité des normes (« On le bourre de socialité. On le prépare à sa vie d’homme dans l’idéal des hommes stabilisés » (Bachelard Poétique de la rêverie) laissons s’épanouir l’enfance, contre la tyrannie des emplois du temps des activités, ouvrons la à la rêverie, cette retraite du monde où, dans la solitude, l’enfant s’unit au monde, au cosmos dirait Bachelard, aux autres donc, aussi. C’est ce qu’évoque Nietsche avec le refus d’entraver « l’innocence au sens d’indifférence pure aux normes et valeurs » (p.95) écrit Péju, reprenant ici une idée qui lui est chère, à savoir que chez l’enfant la soustraction au monde et aux rôles sociaux « n’est pas un refus mais une fuite silencieuse, un retrait invisible, presque sur la pointe des pieds » (p.107).
Philippe Geneste

(1) Voir André Jacob, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, éditions Penta, 2011, 195 p. ; André Jacob, L’Homme et le mal, Paris, éditions Le Cerf, 1998, 126 p. ; André Jacob, Aliénation et déchéance, post-scriptum à une théorie du mal, Paris, éditions Ellipses, 2000, 128 p.

25/10/2015

Un testament de la joie de vivre par temps de désespoir

Cuvelier Vincent, J’aime pas les clowns, illustrations de Rémi Courgeon, éditions Gallimard-Giboulées, 2015, 32 p. 13€50
Voici un ouvrage exigeant par sa composition, et qui repose sur un dialogue stimulant entre l’écriture de Vincent Cuvelier et l’interprétation graphique libre de Rémi Courgeon.
Une grand-mère amène son petit-fils au cirque. Pour l’enfant, c’est une distraction contrainte : il n’aime pas les clowns. Mais la grand-mère insiste et l’album va faire alterner la prestation des spectacles et le récit de la grand-mère qui raconte au petit garçon pourquoi, elle a changé d’avis sur les clowns, alors qu’elle non plus n’aimait pas les clowns.
C’était en 1947, à Berlin. Un cirque miteux venait de s’installer dans le quartier. Sa mère insista pour aller au cirque parce que disait-elle : « c’est un bon celui-là ». La fillette qu’elle était alors, n’avait pas le cœur à rire, probablement conséquence silencieuse du père disparu, de la vie miséreuse dans les ruines, de Berlin. Elle fut bien surprise, à la fin du spectacle, de voir sa mère l’amener jusqu’à la roulotte du clown. C’était son père…
Voilà pourquoi, la grand-mère d’aujourd’hui amène son petit-fils au cirque : le souvenir de cette soirée, où la figure tragique de leur propre vie se cristallisa dans le personnage retrouvé du père clown, est pour elle comme un testament de la joie à vivre par temps de désespoir. Cuvelier a concentré, servi, en cela, par les illustrations sombres et oniriques, l’essentiel de l’histoire sur la figure du clown, celle du tragique qui suscite le rire, celle de la tristesse qui fait entrer la joie, comme par effraction.
Cet album clôt une trilogie, dont les chapitres peuvent se lire indépendamment les uns des autres. Commencée avec L’Histoire de Clara (2009), qui se déroule entre 1942 et 1945, avec dix personnages qui racontent chacun à sa manière comment ils ont sauvé une petite fille, la trilogie fut poursuivie avec Je suis un papillon (2013), qui se concentre sur la montée du nazisme et de l’antisémitisme dans les années 1930 en Allemagne. Ce déplacement du regard vers l’Allemagne permet aux albums, dont J’aime pas les clowns, d’éviter le côté commémoratif de la seconde guerre mondiale pour lui préférer une suggestion de réflexion sur la guerre en général en se plaçant du point de vue des populations qui les subissent. Mais ceci, sans quitter le terrain singulier du cadre choisi par le récit. L’efficience de ce dernier tient en grande partie à la composition. Vincent Cuvelier privilégie le principe de l’unité : unité de temps –le souvenir est un moment du présent qui le convoque–, unité de lieu (le cirque), unité d’action (le spectacle et sa durée), personnages concentrés sur une famille. Les illustrations aux bords de l’onirisme cauchemardesque de Rémi Courgeon ne se départissent pas de ce style ce qui vient sciemment renforcer le choix de l’unité de l’auteur. C’est pourquoi on peut dire que J’aime pas les clowns est, à l’instar des deux premiers volets de la trilogie, et notamment du second, une tragédie pour petits.

Philippe Geneste

17/10/2015

« Ne pas laisser les mots coincés au fond de sa gorge »

Pandazopoulos Isabelle, La Décision, Gallimard, collection scripto, 2013, 248 p., 9€50
Octobre 2011, dans un lycée de la région parisienne, tandis qu’au dehors des étudiants manifestent contre la réforme des retraites, une élève de terminale vient d’accoucher, toute seule, terrée dans les toilettes de son lycée.
Ainsi commence l’histoire du drame de cette jeune fille de 17 ans, Louise, racontée à plusieurs voix : celles de ses parents, de ses amis, du chef d’établissement, des travailleuses de la santé, des travailleuses sociales. La voix de la jeune fille prime pour dire sa douleur d’une grossesse qu’elle n’a pas vécue car, ni elle ni personne ne l’ont soupçonnée. C’est ce que l’on nomme un déni de grossesse. Au fil des pages, se révèle aussi l’absorption de la drogue du viol, dont la caractéristique est de provoquer l’oubli sur les faits consécutifs.
Grâce à la perspicacité de Samuel, délégué de sa classe qui, seul, croit Louise, quand elle dit qu’elle n’a jamais fait l’amour, le récit entraîne le lecteur au cœur de l’écheveau de son parcours jusqu’à cette soirée fatidique où elle est tombée dans le traquenard. Samuel va ainsi retrouver l’auteur de l’abus. Louise va refuser de porter plainte contre ce jeune homme qui fut un ami proche. Mais cette révélation lui permet d’avancer dans la reconstruction de sa personne.
Au petit être, à qui Louise a donné le jour, à qui elle donne Noé pour prénom, c’est-à-dire une reconnaissance, une singularité, au fond, un refus de l’anonymat et de l’indifférence, à ce petit être, elle écrit des lettres très sensibles, roman épistolaire à l’intérieur du roman même. Quelle sera la décision de cette jeune fille ? Va-t-elle assumer le rôle de mère, qu’elle n’a pas choisi, qu’elle n’a pas voulu imaginer ? Va-t-elle se libérer des normes étouffantes de la société ? Va-t-elle s’affranchir des contraintes de la famille, qui lui demande de continuer à jouer le rôle de la jeune fille douce et studieuse ? Va-t-elle permettre à Noé et à elle-même de s’affranchir de celles-ci et trouver, ainsi, une voie hors du mensonge et des faux-semblants ?
La Décision est un roman poignant, sans caricature, libéré de l’idéologie sirupeuse de la compassion. Reposant sur une narration qui porte à l’identification au personnage de la jeune fille, le roman amène à élaborer sa propre réaction. Et, qualité fort rare en littérature de jeunesse, cette réaction est appelée, au fil du temps et de la réflexion, à se modifier. En effet, les actions de Louise, les événements qui trament le drame, interpellent chaque lecteur et lectrice, qui, s’appropriant l’histoire, trouve sa voie propre. Ce n’est pas tant une opinion que se forgera le jeune lectorat, qu’une réaction différée à l’égard de la scène occultée par l’amnésie sociale.

Annie Mas

11/10/2015

Voyage et solidarité, deux modalités de la réalisation de soi

HERTIER Annelise, Là où naissent les nuages, casterman, poche, 2015, 198 pages, 6,25€

Amélia est une jeune fille de 16 ans qui vit dans une famille parfaite. Son aventure commence lorsque sa mère, qui aide une association humanitaire qui loge et nourrit les enfants en Mongolie, ouvre une lettre qui lui annonce, d’une part, que le propriétaire de cette association est mort et, d’autre part, qui l’incite à continuer les dons. Amélia et son père partiraient alors pour la Mongolie pendant que sa mère resterait chez eux Mais ayant un empêchement au dernier moment, son père laisse partir seule Amélia.
A son arrivée, elle est accueillie par Franck puis Simon. Au foyer, elle participe à la douche des enfants. Mais, un seul se laisse faire… Le soir, alors qu’ils cherchent une ado enceinte, ils trouvent, à la place, un enfant affamé sous une table de restaurant en train de manger le menu d’une Japonaise.
Au fil des jours, Amélia va tisser des liens avec Mukshuk, le petit garçon de la douche qui est au foyer car il était maltraité par son beau père. Amélia participe à des nombreuses autres interventions de l’association et découvre l’incroyable misère psychologique des enfants du foyer.
Un soir, la directrice du centre l’emmène au nouveau foyer de Mukshuk. On dit que « là-bas naissent les nuages  ». La jeune femme chez qui est placé Mukshuk montre une photo à Amélia où l’ancien propriétaire du centre porte un pendentif qu’il lui semble reconnaître. Pendant le trajet retour, dans l’avion, elle est tracassée par le pendentif. Soudain, elle se rappelle l’avoir vu sur des photos de sa mère. Les dates du voyage de sa mère au centre correspondent avec sa naissance et elle comprend alors qu’elle est la fille de l’ancien propriétaire du centre. De retour chez elle, Amélia ayant du mal à digérer cette découverte répond sans conviction aux questions de ses parents sur son voyage. Sa mère lui dit d’écrire son aventure, un conseil qu’Amélia suit pour donner ensuite son récit à sa mère.
            Au cours du livre, Amélia change : au début réticente et peureuse à l’idée de voyager, elle est, à la fin, triste de partir, car elle a beaucoup appris, découvrant un monde et de nouveaux modes de vie.
            C’est un livre destiné à un public de 12 ans et plus, écrit à la première personne du singulier qui met en avant le dépassement de soi et la solidarité.
Ariane Arnaud

gRILL william, Le Voyage extraordinaire. L’aventure vraie d’Ernest Shackleton au cœur de l’Antarctique, Casterman, 2014, 72 p. 17€50
En 1911, le pôle Sud a été atteint par le norvégien Roald Amundsen, dont une citation sert d’exergue à l’album de Grill. Trois ans plus tard, alors que la première guerre mondiale s’engage, Ernest Shackleton et l’expédition qu’il dirige embarquée sur l’Endurance, quittent le port de Londres pour lancer le défi d’une traversée de part en part du continent Antarctique. Les drames, les menaces du froid et des glaces qui broient le navire forment les ingrédients d’un récit haletant que le graphiste William Grill traite avec maestria. Usant du crayon de couleur avec un dessin miniature, la plupart du temps, mais aussi de vignettes purement graphiques, et s’arrogeant de pleines pages rêveuses, il comble l’appétit enfantin pour les détails, tout en répondant au goût pour le sensationnel et le narratif. Edité en grand format (25x31), l’album rend compte de la multitude des personnages qui ont concouru à la réussite inespérée de l’expédition, introduit les enfants dans la vérité de l’aventure, usant de planches taxinomiques ou de cartes pour rendre plus instructif le propos.

Philippe Geneste

04/10/2015

Classiques de la littérature de jeunesse

Bien des œuvres littéraires classiques perdurent dans les mémoires contemporaines grâce à leur version dans le secteur de la littérature pour la jeunesse. Elles sont la trace d’une histoire littéraire qui englobe l’ensemble des lecteurs, jeunes et adultes, ce que toute étude sérieuse ne saurait négliger. « Trop souvent [la littérature pour la jeunesse] s’est trouvée cantonnée aux œuvres du XIXème siècle écrites pour elle par des auteurs pour adultes » remarquait justement Denise Dupont-Escarpit ((1920-2015), pionnière de ce secteur, décédée le 31 août dernier. Nous présentons ici trois de ces classiques.


carroll lewis, Alice au pays des merveilles, traduit de l'anglais par Jacques Papy, illustrations de Sir John Tenniel, Gallimard, collection folio junior, 2015, 175 p. 4€80
Voici une édition reprenant la traduction du volume de La Pléiade des Œuvres complètes de Charles Lutwige Dodgson (1832-1898), mathématicien, logicien, doyen du Christ Church College, à Oxford, devenu l’auteur excentrique et facétieux d’un roman inépuisable, Alice au pays des merveilles. On ne compte plus les éditions ni les adaptations (ces dernières, en général fort peu heureuses) des aventures souterraines d’Alice, titre premier donné par Dodgson à une histoire qu’il se plaît à raconter à une enfant de 8 ans à laquelle il est fort lié, Alice Liddell. La première version, anglaise, donc, est parue en 1865 traduite en français en 1870 chez Hachette. C’est une œuvre subversive car l’auteur y dénonce l’usage explicatif que l’on fait des textes à l’école. Par les jeux de mots et de langue, une logique absurde infaillible vient guider la lecture. C’est à un caricaturiste, sir John Tenniel (1820-1914) que fut confiée l’illustration de l’ouvrage. L’édition proposée ne reprend que quelques unes des œuvres, commanditées par Carroll, accompagnant le récit en 1865. Tenniel était aussi un de ces illustrateurs pionniers en littérature de jeunesse, plus particulièrement dans le domaine du conte. Lewis Carroll avait des idées très précises de l’illustration et ne souhaitait pas que Tenniel s’évadât de ses prescriptions. La mise en page était réglée avec une précision inflexible. Carroll projetait « d’amorcer une nouvelle ligne dans le trésor des contes » (1)

Daudet Alphonse, La Chèvre de Monsieur Seguin, illustrations de princesse Camcam, Père Castor, collection les classiques du Père Castor, 2014, 24 p. 4€75
Nous nous arrêterons, ici, sur l’illustration qui accompagne le texte intégral tronqué de son prélude et de sa clôture dialogués. Choix est fait d’une peinture approchant le naïvisme avec des couleurs douces mais variées, des détails foisonnants sur les avant-plans et un effet aquarellé sur les arrière-plans. L’image finale épargne à l’enfant la mort cruelle racontée par le texte pour montrer la petite chèvre aux longs poils ensanglantés reposant dans une corbeille de fleurs les yeux clos. Princesse Camcam choisit donc une approche en délicatesse de cette histoire symbolique des risques de la liberté et suit l’empathie du lectorat pour la rebelle qui se réalise pleinement même si sa vie doit en être plus brève.

Gautier Théophile, Le Roman de la momie, Gallimard, collection Folio junior, 2015, 160 p. 4€80
Il est intéressant de se demander comment ce roman, assez peu attachant malgré le talent d’écrivain coloriste romantique de Gautier, a pu s’installer comme une référence en littérature destinée à la jeunesse. Théophile Gautier (1811-1872) y propose une vision mythique de l’ancienne Egypte. Le roman est publié en 1858 C’est en cela qu’il va prendre place durablement dans la littérature de jeunesse. En effet, dans tous les pays occidentaux, -dans lesquels elle se développe à date similaire-, celle-ci va chercher à édulcorer l’Histoire et ses problématiques au bénéfice de romans nationaux, édifiant des figures historiques en mythes pour l’enfance. Si Le Roman de la momie de Gautier  traverse ces périodes alors qu’il n’en épouse pas l’idéologie, c’est uniquement parce que le récit verse dans la légende et ne se relie en rien à l’Histoire. Il est, comme nous l’avons analysé en détail, un exemple flagrant de l’intention de la littérature bourgeoise destinée à la jeunesse empruntant le récit historique : « Le relatif ou franc effacement de l’histoire permet d’œuvrer à des débouchés positifs de la fiction où s’évanouissent, en même temps que la tourmente historique, les incertitudes de la conscience personnelle du (de la) jeune héros (héroïne)… Le roman historique pourlal jeunesse, en ce sens, retourne à un âge d’or du capitalisme libéral » (2) tel qu’analysé par Lukacs.
Philippe Geneste
(1) cité par Denise Dupont-Escarpit, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, p.98

(2) Geneste Philippe, « Le Roman historique pour la jeunesse », dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.416-423 – p.423

27/09/2015

Pommes d’Arménie, mémoire et luttes du présent


Entretien avec d'Anna Leyloyan-Yekmalyan
à propos de
Leyloyan Anna, 15 contes d’Arménie, traduction  de Robert Giraud, illustrations F. Sochard et H. Yekmalayan, Flammarion jeunesse, 2015, 160 p. 5€70

Lisezjeunessepg : La première édition de 15 contes d'Arménie paraît en 2002. L'édition d'aujourd'hui reprend le volume précédent. Comment avez-vous choisi les contes? Qu'est-ce qui vous a guidé dans votre choix?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Pour la première édition nous avons proposé, avec le traducteur Robert Giraud, plusieurs contes dont seulement quinze ont été retenus. Je voulais avoir une large palette de contes traditionnels. Le recueil devait avoir quelques contes très populaires, mais surtout des contes moins diffusés. Le choix final a été fait par Flammarion, qui a suivi une ligne éditoriale. Leur choix s’est porté sur des contes jugés plus accessibles pour des lecteurs de 8-11 ans.
Lisezjeunessepg : Les contes ne sont pas propres à l'auditoire ou au lectorat enfantin. Mais dans nos sociétés, ils s'y spécialisent de plus en plus, et les contes de la tradition orale sont souvent versés dans les éditions et collections destinées à la jeunesse. Qu'en est-il pour la littérature des contes d'Arménie?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Certes, nous avons la tendance de penser que les contes sont destinés aux enfants ; mais c'est la magie des contes, car ces histoires en général faciles à retenir, se prêtent à une double lecture. Et c'est pour cela que dans les contes arméniens trois pommes tombent du ciel, une première pour celui qui l'a conté, une deuxième pour celui qui l'a écouté et enfin une troisième pour celui qui en a retenu la sagesse !

Lisezjeunessepg : y a-t-il un poids spécifique de la religion dans les contes arméniens ?
Anna Leyoan-Yekmalyan : Depuis le début du quatrième siècle, depuis que le christianisme a été adopté en Arménie comme une religion d'Etat, toute la culture arménienne est devenue profondément chrétienne. Contrairement aux légendes qui se sont enrichies depuis 1700 ans d'une véritable culture et mémoire chrétienne, les contes arméniens traitent rarement de thèmes et de sujets religieux. Les contes depuis des millénaires continuent à traiter les thèmes universels de l'humanité et par des moyens très simples et ludiques donnent des leçons de vie. Par contre, ce qui peut prêter à confusions, ce sont les coutumes, qui ne sont pas forcément religieuses.
Entretien réalisé par Annie Mas et Philippe Geneste
fin août 2015 
*
Dans le jeu complexe des voix
Godel Roland, Dans les Yeux d’Anouch. Arménie 1915, Gallimard jeunesse, 2015, 206 p. 10€90
Voici un roman historique (1) de pleine actualité. Pierre Godel est un romancier de l’histoire qui aime composer des récits clairs et suggestifs. Ce roman est autant un roman d’apprentissage qu’un roman historique. Son héroïne, Anouch est une jeune fille de 13 ans au début de l’histoire qui vit dans une famille de commerçants arméniens aisés de Bursa en Turquie. C’est l’été 1915. La répression turque a débuté depuis deux mois à Constantinople. Les Melikian, reçoivent du gouverneur du vilayet de Bursa un ordre de déportation. Le récit va alors suivre la famille sur le chemin qui la mène vers le Sud, dans des camps en Syrie et Mésopotamie d’où on ne revient pas. La narration est faite à la première personne, au présent, laissant croire à un témoignage. Il s’agit en fait d’un roman écrit par la petite-fille de l’héroïne à partir des souvenirs rédigés par Anouch. La petite-fille se nomme Anouch, comme sa grand-mère, peut-être pour signifier la vigilance mémorielle du peuple arménien après le génocide. Le génocide, justement, n’est pas directement présent dans l’ouvrage de Godel. Des récits sommaires nous résument les exactions des autorités turques ; la lettre de Dikan, l’amoureux d’Anouch, séparé d’elle lors d’une razzia dans le camp de réfugié arménien le 4 avril 1916, est, elle, plus explicite. En effet, le jeune homme, qui écrit en 1919 alors qu’il se trouve à Constantinople sous la protection d’une association chrétienne, y raconte la tragédie de sa famille, les conditions de la déportation, les assassinats en masse, et la réalité des camps où le gouvernement turc parque les arméniens affamés, avec très peu d’eau et dans des conditions de chaleur insupportable le jour. Dikan est le seul survivant de sa famille. Les Mélikian ont eu plus de chance, réussissant à sauver leur vie, après une multitude de péripéties toutes traversées par la peur.
Dans les Yeux d’Anouch met en scène des faits historiques attestés, suivant le chemin de la déportation emprunté par des milliers d’arméniens serrés dans des wagons à bestiaux ou à pied en d’infinies colonnes. Matériau consubstantiel à la fiction, la véracité historique se teinte du parti pris de ne présenter le cadre social qu’à travers la religion et l’unité arménienne en dehors des clivages de classes sociales. Cet a-classisme est à mettre en relation avec la fin heureuse de l’histoire : les deux enfants amoureux se retrouvent à la fin et s’embrassent. Comme nous l’avons montré ailleurs (1), ce choix de clôture euphorique du récit, tend à retirer le mouvement de l’histoire de la fiction même quand, comme ici, c’est l’histoire qui porte l’avancée du récit. Il est vrai que Godel, par ses trois derniers chapitres, retourne à l’Histoire, mais il le fait d’une manière artificielle, sortant du récit littéraire pour emprunter la voix historiographique (cf. l’avant dernier chapitre « De l’histoire à l’histoire.. »).
Toutefois, contrairement à la plupart des romans historiques pour la jeunesse, l’œuvre de Godel réussit à ce que la maturation psychologique de l’héroïne soit portée et traversée par l’histoire. Le roman couvre quatre années où on sait qu’1,5 millions d’arméniens et quelques 300 000 assyro-chaldéens et syriaques, hommes, femmes et enfants, furent massacrés par le régime Jeune-Turc de l’empire ottoman, c’est-à-dire le gouvernement du Parti Union et Progrès. Godel a donc choisi une période plus longue que le sous-titre du livre ne l’annonce. Cela permet au récit d’intégrer la dimension de la guerre mondiale en cours dans la tragédie qui s’accomplit. Bien sûr, en n’allant pas jusqu’en 1923, le récit évite d’égratigner l’œuvre des vainqueurs de la guerre de 14/18 comme de l’église catholique ; c’est en effet, le traité de Lausanne signé entre les Européens et la Turquie à cette date qui « efface le mot “Arménie” du droit international » (2) et entérine la reprise de l’Anatolie par la Turquie. Mais ce serait un reproche excessif car étendre la période historique aurait brisé la logique du récit et distendu la concentration narrative qui le marque de son efficacité pour le plus grand bénéfice des lecteurs et lectrices, bénéfice de connaissances dans le plaisir trouvé à la lecture.
Philippe Geneste
(1) voir notre analyse du roman historique pour la jeunesse dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard 2008, pp.416/426.

(2) Gaïdz Minassian, « Génocide des Arméniens : le travail salutaire des historiens », Le Monde 4/04/2015.

20/09/2015

Adélaïde et Jocelyn ou l’album, un graal littéraire…

Chardin Alexandre, Adelaïde, ma petite sœur intrépide, illustrations Mylène Rigaudie, Casterman, collection les albums, 2015, 32 p. 13€95
L’ouvrage est composé de vingt et une strophes. Toutes ont un nombre pair de vers. Les quatrains dominent. On trouve aussi cinq sizains et cinq distiques. Sur les cent huit vers, tous sont des vers pairs et la quasi-totalité des octosyllabes. De plus, ils ont tous une coupe en milieu de vers, soit 4 syllabes + 4 syllabes. Nous n’avons trouvé que deux exceptions : le vers 17 (avec un rythme en 2, 2, 4), le vers 89 (avec un rythme en 6,2). Par ailleurs, deux ennéasyllabes, les vers 66 et 105, se sont glissés. Isolés, ils ne brisent pas l’ensemble des plus harmonieux réalisé par le rythme métronomique qui prévaut.
L’histoire emprunte à la chanson de geste : un héros est sans cesse mis à l’épreuve dans sa quête du Graal, ici sa petite sœur intrépide, Adélaïde. Celle-ci est partie châtier un « affreux sorcier » qui rôde autour du terrier des lapins. Ah oui ! Parce que l’album met en scène une famille lapin dans son terrier. Face à l’horrible destinée promise à sa petite sœur, le grand frère sort du terrier. Et les aventures commencent, jusqu’à ce qu’il retrouve Adélaïde, maîtrisant l’horrible sorcier.
Qu’on nous permette, ici, une courte réflexion. En 1836, Lamartine publie Jocelyn, un roman de dix mille vers, mais fragment d’une épopée chrétienne libérée des canons classiques, où s’engluait encore Chateaubriand dans ses Martyrs (1809). Révisée, ainsi, l’épopée se transformait en roman en vers. Jocelyn s’inscrit dans le projet de Lamartine de la poésie totale. Mettre en rapport Adelaïde, ma petite sœur intrépide et Jocelyn est-il bien raisonnable ? Eh bien, intrépide, peut-être, mais pouvant être argumenté, ce rapport s’appuie sur le projet de l’album. L’album, ce nouveau genre littéraire que l’on doit à la littérature destinée à la jeunesse, même si ses racines remontent loin dans le temps, l’album, donc, s’ouvre souvent à l’écriture en vers. Dans ce choix du vers, plusieurs intentions des auteurs se lisent. Il y a ceux qui, comme Alexandre Chardin, choisissent le vers pour narrer, comme Lamartine le fit en filiation avec l’épopée, mais en s’adossant à l’image ou en s’appuyant sur elle. D’autres, choisissent le vers pour transformer le dialogue du texte et de l’image en transmutation poétique et le signaler au lectorat. François David est un des plus flamboyants représentants de cette veine. Le vers, enfin, est utilisé pour sa puissance d’oraison afin de convaincre d’une cause ; pensons, par exemple, à Un Rêve de faim de François David et d’Olivier Thiébaud (mØtus, 2012, 44p.).
En conséquence de ces considérations, ne pourrait-on pas envisager l’album dans sa genèse historique, comme arrivant de nos jours à rejouer, au niveau du secteur de la littérature destinée à la jeunesse, une refondation du genre de l’épopée ? Nous remarquerions alors que l’on passerait de la volumineuse teneur en vers à une brièveté du nombre des pages de vers. L’image, en revanche, viendrait donner une profondeur nouvelle, inédite, au dire poétique du nouveau genre. Ce retour de l’épopée par l’album en vers, en tout cas, nous semble une piste non dénuée de pertinence. Adélaïde ne nous démentira pas qui dit à son frère Achab –clin d’œil non anodin de l’onomastique- : « N’aie pas peur, je m’occupe du prédateur ! »… Alors, l’album épique comme transcroissance du conte ?

Philippe Geneste

13/09/2015

le roman historique au risque de l’approche intérieure du monde

Langlois Denis, La Mort du Grand Meaulnes, éditions du miroir, collection passé présent, 2001, 150 p. 19€ (éditions du miroir, 73 avenue de l’Union soviétique, 63000 Clermont-Ferrand).
            Le Grand Meaulnes, unique roman d’Alain Fournier (3/10/1886-22/09/1914), cristallise la crise qui traverse le genre romanesque de 1890 à 1930. Il a été publié en feuilleton dans La Nouvelle Revue française de juillet à novembre 1913.
            Il se cherche, après 1890, une synthèse entre le physiologisme naturaliste et le psychologisme de Bourget, introduisant une nouvelle manière de tenir l’affabulation propre à l’œuvre de fiction. Alain Fournier est en ce sens un précurseur du roman poétique qui va se développer après le premier conflit mondial. Le récit s’efface au profit de la poésie, ou plutôt, il s’y enracine sans s’y diluer.
            En effet, la réalité objective ne s’efface pas derrière des paysages imaginaires ou merveilleux. La réalité est là, bien là, elle est imaginée par le personnage qui s’y comporte en conséquence. Il y a, ici, un refus de la méta-sensibilité développée par les symbolistes, qui, eux, réclament une littérature sortie de la vie et du banal. Fournier, lui, maintient le quotidien. Celui-ci donne corps et vraisemblance aux personnages qui, par l’usage du point de vue interne, amènent la narration à saisir le réel de l’intérieur, sans toutefois tomber dans le psychologisme. L’individu est présent, mais le roman n’est pas individualiste parce qu’il résonne des conflits sociaux qui grondent. Le roman poétique qu’initie Fournier, soustrait le lectorat au cours ordinaire des choses pour créer un décrochage d’événements dans l’imaginaire.
            On reconnaît, dans cette recherche esthétique pour sortir d’une crise du genre, bien des ingrédients de l’écriture de Denis Langlois que l’on a déjà pu relever dans La Maison de Marie Belland (1). Toutefois, la lecture du Grand Meaulnes, par Denis Langlois, porte à transformer quelque peu cette définition en ajoutant que par cette approche intérieure du monde, -fonction même des personnages principaux-, les événements trouvent de libres échos d’interprétation, y compris pour les lecteurs, et deviennent matière à l’exercice d’une libre réflexion. Car, nous ne sommes plus dans l’avant guerre de 1914 et tout attachement à une œuvre, à un auteur, n’est pas passible de répétition à l’identique.  
            En fait, malgré le titre, La Mort du Grand Meaulnes n’est pas un roman ayant Alain Fournier pour sujet. Il en est plutôt l’élément déclencheur. On le sait, Henri-Alban Fournier (il a pris en 1907 le demi-pseudonyme littéraire d’Alain Fournier) est porté disparu au sud de Verdun, dans les Hauts de la Meuse le 22 septembre 1914. Ses restes n’ont été découverts qu’en mai 1991 dans une fosse commune avec vingt de ses compagnons d’armes et fut inhumé dans le cimetière militaire de Saint-Rémy-la-Calonne, dans la Meuse donc. Le personnage principal, narrateur de l’histoire, est en vacances dans le Cantal, louant, avec sa femme une vieille bâtisse attenante à un moulin, très proche d’un cimetière. Le récit va ainsi, d’événements étranges en découvertes macabres s’approcher du récit de fantôme, mais sans jamais s’y inscrire. La narration reste sur cette arrête fine où s’installe le fantastique qui devient le moteur de la fiction.
C’est l’histoire d’un vieil homme, Augustin Courtille, qui a perdu ses deux frères à la guerre –il était trop jeune pour être enrôlé-, disparu un certain 22 septembre 1914 près de Verdun, et qui refuse de les voir recouverts par l’épaisseur des voiles patriotiques des commémorations et anniversaires dont la société est si friande. Au moment de la découverte de la fosse commune où les allemands ont enterré les corps du détachement où se trouvait Alain Fournier, le père Courtille était maire du village du Cantal où réside le narrateur pour ses vacances. Il réussit à faire rapatrier les corps des gars du village. Mais son but, c’est bien de soustraire ses frères au cimetière pour les retrouver et ouvrir les squelettes à la lumière des jours et des saisons qui passent. Rendre justice aux disparus, semble nous dire le père Courtine, ce n’est pas les enterrer dans leur terre, « au pays », car ce serait les rapatrier, or ils sont déjà « morts pour la patrie ». Rendre justice aux disparus, c’est les soustraire à l’interprétation officielle, aux commémorations, qui viennent taire leurs paroles sous un flot de discours nationaux guerriers ; c’est les libérer d’un mythe national pour ne conserver que la vérité des conditions de leur mort. Et pour cela, il y faut une profanation (arracher du sacré patriotique, sortir de la religion mémorielle patriotique). Contre le mémorialisme, contre le cérémonial des monuments élevés aux morts, le père Courtine cherche à mettre ses frères morts en sûreté, c’est-à-dire en présence de continuité avec les vivants.
Dans ce roman, les portraits des personnages des villageois et les descriptions souvent brèves mais poétiquement suggestives, nous font rencontrer dans des circonstances ordinaires des événements incroyables mais vraisemblables. Telle est la voie singulière qu’emprunte le fantastique de Denis Langlois, entre merveilleux et historique, entre rêve pacifiste et réalisme de vérité : un point de vue intérieur, celui du narrateur, porté à la rencontre d’un personnage hors du commun mais ordinaire, raconte, avec rigueur, une fiction anti-militariste.
Philippe Geneste

(1) Denis Langlois. La Maison de Marie Belland, éditions La Différence, 2013, 141 p. Voir le blog lisezjeunessepg du 17/08/2013. 

06/09/2015

Le documentaire préhistorique aux prises avec les représentations du temps

Alors que la préhistoire a disparu de l’école, les enfants plébiscitent toujours les ouvrages qui sont consacrés à cette période, notamment ceux qui concernent les formes de vie qui y régnaient. .

Badreddine Delphine, Ecoute les bruits de la préhistoire, Gallimard jeunesse, 2012, 14 p. 11€10
Très beau livre de petit format aux pages cartonnées, qui raconte la préhistoire aux 3/5 ans avec, pour chaque double page, un élément sonore et des activités.

Les premiers Hommes, Gallimard jeunesse, collection Mes grandes Découvertes, 2015, 62 p. 7€90
Le livre s’adresse aux enfants de 6 à 9 ans. Il procède par doubles pages, en 21 chapitres qui suivent une chronologie de l’hominisation. L’ouvrage cherche à faire des ponts avec le présent, exposant certaines mœurs et rites de peuples primitifs. L’iconographie est abondante, et le texte s’apparente à un légendage étoffé avec la volonté de montrer des faits étonnants susceptibles de capter toute l’attention du jeune lectorat.
Traversant les continents, Les premiers hommes propose une somme importante d’informations et d’explications. Les lectrices et lecteurs, grâce à des doubles pages d’activités et des planches d’autocollants, sont invités à approfondir leurs connaissances faisant du livre un objet interactif pour comprendre les origines de notre espèce et le mode de vie des premières civilisations. Un très bon documentaire comme en offre régulièrement cette collection.
Un bémol pourrait, toutefois, être notifié. Il porterait sur la représentation des hominidés d’il y a plusieurs millions d’années et de celle des hommes du paléolithique supérieur (10 à 30 000 ans). Certes donner un visage à nos ancêtre a toujours accompagné la glose préhistorique surtout lorsqu’elle se destinait à la jeunesse. Mais comme se le demande Philippe Dagen : « de quels stéréotypes d’aujourd’hui ces temps reculés sont-ils la projection ? » (Le Monde 8/01/2015). Ainsi, la peau blanchit-elle au fur et à mesure que l’on s’approche de l’homme moderne : or qu’en sait-on ? De même, pourquoi est-ce encore une fois un homme qui est montré en train de peindre sur la paroi d’une grotte, on ne sait pourtant pas si les femmes ne pratiquaient pas cette activité ? Ces lieux communs dans l’illustration abondent dans les parcs préhistoriques à but touristiques et dans les reconstructions diverses, dont celles cinématographiques non exemptes d’un racisme incrédule. Les premiers hommes, dont le texte est si intéressant, n’évite pas ce travers avec ses illustrations qui filent un vieux fond de représentations ayant pris naissance au dix-neuvième siècle. Cette remarque est vraie pour de nombreux autres documentaires sur la préhistoire parus chez d’autres éditeurs où la richesse des informations outrepasse les connaissances scientifiques par les représentations illustrées de l’évolution des hominidés vers l’homme modernes. N’est-ce pas la preuve que le documentaire jeunesse est simplement tributaire de l’état de l’exposition des sciences préhistoriques de son époque ?

De Panafieu Jean-Baptiste, Au Temps des premiers hommes, illustratrice Guillaume Plantevin, Gallimard jeunesse, 2014, 18 p. 13€90
L’ouvrage s’adresse aux 8/11 ans. Ecrit par un spécialiste de la question, son ordre chronologique permet de passer en revue les changements climatiques, l’origine de notre espèce depuis l’apparition des premiers hominidés il y a 2 millions d’année dans la vallée du Rift, en Afrique, jusqu’à leur sédentarisation qui marque la fin de la préhistoire. Huit doubles pages donc : les ancêtres de l’homme ; les hommes archaïques (homo erectus utilise le feu et taille les premiers silex) ; les néandertaliens (il y a 100 000 ans), les hommes modernes (il y a 40 000 ans où hommes de Cro-Magnon et hommes de Neandertal cohabitent). Puis Néandertal disparaît, seul Cro-Magnon subsiste (il y a 20 000 ans) avec des mœurs qui se complexifient, avec des peintures pour des rites sinon pour l’art. On parle alors d’homo sapiens présent jusqu’en Indonésie ; sa dissémination de par le monde le mène à la rencontre d’autres espèces comme l’homme de Florès. L’ouvrage arrive au terme du voyage, il y a 8000 ans au Proche-Orient où on a retrouvé trace d’un premier village néolithique.
Au Temps des premiers hommes est un ouvrage qui aidera l’enfant à repérer des bornes temporelles qui, si elles ne lui permettront pas de se situer pleinement dans le temps, de par son âge (7/10 ans), lui permettront toutefois d’acquérir une succession d’événements.

Si la vulgarisation scientifique est l’art de mettre la science à la portée de tous, alors ces deux derniers ouvrages doivent être cités, avec une rigueur scientifique plus éprouvée pour le second.

Philippe Geneste

24/08/2015

L'innocence ou les mots païens

Le blog de cette semaine propose la deuxième partie d’une étude portant sur l’œuvre poétique de François David, auteur majeur de la poésie contemporaine destinée à l’enfance. Nulle part mieux qu’en poésie, nous ressentons la ténuité de la distinction entre littérature de jeunesse et littérature enfantine. Nulle part mieux qu’en poésie, trouvons-nous meilleur terrain d’expérience pour l’ouverture des aires imaginaires à l’inépuisable soif du monde. Une des volontés de François David est d’associer les images (photographies, œuvres graphiques, peintures, dessins) à l’œuvre, non pour remplacer du texte, non pour illustrer le texte, mais pour l’interpréter ou à l’inverse être interprétée par lui. La poésie y approfondit son rapport privilégié à l’image, aux figures et aux tropes, grignotant de nouveaux terrains d’écriture, mais toujours dans la simplicité. Car le sens de la poésie, François David semble le trouver dans la force d’incitation à écrire, dans l’invitation faite aux lecteurs à prendre la plume, à poursuivre l’élargissement –libération autant qu’agrandissement– de l’espace imaginaire. Ecriture de l’espace, la poésie de François David est réflexion obligée du langage sur lui-même.

David François, Ma bien-aimée, illustrations de Marc Solal, MØtus, 2006, 42 p. 12€ [MB-A]
David François, Bouche cousue, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2010, 72 p. 10€ [BC]
François David, Vole Vole Vole, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, collection Lalunestlà, 2011, 62 p. - p.34 8€ [V]
David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€ [TMM]
David François, Les Croqueurs de mots, croqués par Dominique Maes, MØtus, 2014, 70 p. 10€ [CM]
David François, Passage, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, Les Carnets du Dessert de Lune, 2014, collection Pleine Lune, 70 p. 10€ [P]
François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
David François & Grout Isabelle, A cloche-patte, éditions La renverse, 2015, 70 p. 13€ [CP]

La tentation poétique ?
Quand la poésie n’est pas conçue seulement comme une technique, ni comme une révélation d’innocence et de félicité, vieilles sottises souvent encore en vigueur, que lui reste-t-il ? Une tentation qui serait celle d’une errance à travers les mots, une quête de soi dans les mots
« Dans poème
Il y a peau
Il y a “pomme”
Il y a “aime”
Il y a la peau des mots
Et le fruit qu’on en tire » [CM]
Mais de quelle nature est cette tentation ? De nature humaine, seulement humaine, rien qu’humaine, immensément humaine. Point de tentation d’infini ou de sacré, ou en tout cas pas avec ostentation. L’œuvre poétique envoie au diable le divin pour se charger de la fragilité de la vie qui habite la finitude des existences :
« Tout glisse
Et dire que cela rassurait
vivant » [P].
Ou encore,
« Bien embarqué »
mal embarqué
de toute manière
le débarquement » [P].

Enfance en poésie
L’humour, la simplicité, l’amarrage au mot et non à la syntaxe ou à la technicité de la composition, mènent à caractériser la poésie de François David comme une poésie d’enfance. Mais, cette enfance n’est pas saisie à travers une nostalgie. Elle l’est comme point de départ du langage, comme moment de peuplement des mots par des significations multiples, dialogiques :
« nous conférons (…) nous colloquons, nous débattons nous controversons nous échangeons  (…) oh oui que nous discutions devisions et délibérions car nous causons » [BC]
L’enfant conquiert les mots, par son expérience, par ses actes de langage et ceux d’autrui. La poésie de François David ne cherche pas à retrouver des mots perdus ; dans le corps à corps du rythme, des assonances et des allitérations, elle prend des mots de tous les jours pour les réinventer, disons, les remotiver. Il y a, chez François David, comme une nominéthique (3). Les jeux de mots à partir de la morphologie (hirondelle/hirondil), l’exacerbation du sens (un plafond ça fond…), le jeu sur la composition des mots (lunettes/lufloues), les assonances et anagrammes, néologie antonymique (paquebot/paquelait), la poésie nominale est une constante chez François David.
La nomination est mise au service d’un autre regard sur le monde qui vient opérer un réglage langagier de l’imaginaire du monde, réglage que rend tangible l’œuvre des illustrateurs. La verbigération est là pour ré-enchanter le réel par le partage des sens inouïs révélés par l’art poétique. C’est que, nommer, c’est partager, c’est faire entrer l’univers dans l’univers des autres ; inventer des mots, c’est étendre cet univers, c’est le pousser en expansion devant soi et devant les autres.
Toutefois, la nomination poétique s’élargit un peu de ces affirmations en ce qu’elle épouse la jouissance de la divination des jeux de sonorités ou de graphies. Dit autrement, la nomination poétique pose la gourmandise des mots pour éthique, pour nominéthique. La poésie renoue avec la motivation enchanteresse de significations, contre l’arbitraire des signes qui sclérose. Motiver les sens, c’est prendre langue avec le monde

La poésie, une propédeutique sociale à l’affinage des mots
Les linguistes nous apprennent combien il est commun que les mots aient des sens vagues pour chacun et chacune d’entre nous. En paraphrasant Jacques Charpentreau (4), disons, que nous traversons la vie en nous appuyant sur un à-peu-près du sens des mots. Dans A cloche-patte co-écrit avec Isabelle Grout, les deux poètes s’en amusent. Celle-ci , à qui on doit les tercets du recueil, écrit :
« Le perroquet s’orne
De pied-de-coq et de queue-de-pie
Aux grandes occasions » [CP]
et François David, auteur des quatrains :
« Ulule
quel étrange mot
presque autant que le chant
de la chouette » [CP]
Mais mesure-t-on assez que c’est de la jouissance des lettres articulées les unes aux autres, que c’est de la jouissance des sons et syllabes que, s’ingéniant à l’infini liberté de fouir le sens des mots ou textes, des syntagmes ou phrases, l’enfant se pénètre des conventions linguistiques pour être entendu, compris, écouté et comprendre lui-même les autres, savoir les écouter, savoir les entendre. La poésie nous enseignerait, alors, que tout commencement est un enchantement :
« J’ai trouvé ma bien aimée
A l’entrecroisement des chemins
Que font les lignes de la main
En la confiance du matin » [MB-A]
Et jouer sur les mots c’est déjà chercher à découvrir ce qu’ils recouvrent comme réalité (5)

La poésie d’entre les textes
Appartiennent, à cette réalité, des références aux poètes aimés que l’on trouve dans l’entre-texte. Toutefois, c’est davantage le lien qui va intéresser François David que la citation. La littérature doit être une invitation à l’écriture, et c’est ainsi que François David invite le lectorat à s’approprier les textes des autres, à les honorer, si l’on veut, en les poursuivant.
Tes mots sur mes mots repose explicitement sur cette conception. Ce recueil, donné sous forme d’objet en cuir pointe le palimpseste comme prolégomènes à l’écriture, à la manière dont l’imitation des mots d’autrui est prolégomènes à l’acquisition du langage oral. Cette préoccupation est quasi constante chez le poète. Papillons et mamillons est une invitation à trouver soi-même de nouvelles paires de mots. Mais on la trouve aussi, de manière plus suggérée dans des recueils qui semblent être exempts de sa présence.
Cette remarque s’appuie sur l’importance, chez ce poète de la sollicitation de l’autre comme tension constitutive de la réalisation de soi. N’est-ce pas, par exemple ce qu’on peut entrevoir dans Ma Bien-Aimée. Chaque phase du poème fait l’objet d’une double page en regard et surimposé à l’œuvre photographique de Marc Solal. On suit par le poème les fugitives émotions et les errants sentiments de l'amour. Le poème n'est point épique bien que poème d'une quête sans conquête. Entre les vers et leur image support s’installe l'incertain : l'amour n'est qu'incertitude à trouver l'écho de désirs et d'espérances enfouies. Grâce à la légèreté créée par la composition et les vers reposant tous deux sur l'impair, l'être amoureux s'imprécise dans l'indécis. Où se situe sa quête ? A l'écart de soi et c'est pour cela que l'amour est découverte de soi dans la découverte de l'autre :
« J'ai cherché ma bien-aimée
dans l'élancement du ciel bleu
sur la lune rouge qui émeut
mais je ne l'ai pas trouvée »  [MB-A]
L’autre est au cœur de la poésie, et Ma Bien-Aimée poursuit un poème de Jacques Prévert, Pour toi mon amour écrit en 1945 et paru dans Paroles. Nous voyons clairement ici que François David, comme nous l’avons souligné, s’intéresse aux liens que suscitent l’intertextualité et non à la citation.
On le voit, la tension de l’écriture vers l’autre est une composante de la nominéthique. L’exceptionnel recueil, Tes mots sur mes mots, s’offre avec générosité à la plume enfantine, faisant des écrits effeuillés, qui le constituent, une œuvre profondément réflexive. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement. Dans tous les cas, ce livre-objet, qui se crée par la créativité même de l’enfant, implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.

Conclusion
La poésie est action, véritablement car pratiquement. Elle est nomination dans la co-opération, dont celle de l’écriture proposée et libre dans ses modalités. Cela suppose une con-fiance. La connaissance est toujours reconnaissance (6). Combien cela est vrai pour les mots et le langage ! On ne s’embarque pas dans la poésie de François David « pour s’y taire » [P] mais pour y nourrir l’envie d’écrire. 
Philippe Geneste

(1) Bonnefoy Yves, Rimbaud par lui-même, Paris, Seuil, 1972, 190 p. - p.70.
(2) Charpentreau Jacques, Enfance, poésie, Les éditions ouvrières, 1972, 200 p. – p.45
(3) voir le blog lisezjeunessepg du 31 mai 2015 Nominéthique ou l’art des mots de François David à propos de David François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
(4) Charpentreau, Jacques, Enfance et poésie, paris, Les éditions ouvrières, 1972, 200p. – p.52 : « il est très difficile de savoir ce qu’évoque à peu près chaque mot ».
(5) David François, Les Bêtes curieuses, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2011, 64 p. 12€  et [BC]
(6) voir André Jacob, Esquisse d’une anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, 239 p. et Patrick Tort, Sexe, race et culture, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2014, 108 p.