Anachroniques

14/08/2014

La lecture comme expérience de la vie

Éluard Paul, Grain-d’aile, illustré par Chloé Poizat, Réunion des musées nationaux-Grand Palais/Nathan, 2014, 48 p. 14€90
C’est en 1951 que Paul Éluard (1895-1952) fait paraître ce conte pour enfant. Il l’a écrit en ayant en tête son illustration par Jacqueline Duhême, qu’il connaissait depuis longtemps puisqu’il l’avait connue alors qu’elle était encore ouvrière chez Pathé Marconi (1). Depuis lors, elle avait fait un long chemin comme pionnière dans l’illustration de la poésie pour enfants. Elle écrit, en effet, dans ses carnets : « Je reçois une lettre de Paul et Dominique Éluard qui sont à Saint-Tropez et me disent de venir avec mes pinceaux pour le livre que Paul va m’écrire » (2). Cette circonstance d’écriture est importante et explique peut-être les choix rhétoriques du poète qui s’adresse à l’enfance. En effet, le conte, qui commence très traditionnellement par « Il était une fois une petite fille très gentille… », glisse au merveilleux par l’emboitement incessant des comparaisons par comme. L’effet est une assimilation du vent à la terre, de l’air au végétal poussant les mots les plus simples vers une charge de rêve. Plus qu’un univers de correspondances, le conte ouvre à une fusion des éléments qui capte le désir de voler de l’enfant. Si voler est un rêve récurrent de l’humanité depuis le fond des âges, Paul Éluard l’associe à celui de grandir qui nourrit les actes de l’enfance de génération en génération. Si la petite fille s’enivre de la liberté procurée par sa métamorphose en oiseau, ses désirs d’interaction avec ses amis, sa famille, la société, vont l’amener à rompre le charme pour revenir en humaine condition. L’histoire devient alors une leçon de vie pour l’enfance, sans morale, mais juste en éprouvant la construction imaginante d’un univers désiré, bref, en faisant de la lecture une expérience de vie.
Le choix de la comparaison comme métier à tisser la fiction du conte s’appuie sur un art des formes grammaticales de l’intensité : très, si, même, tant, aussi, de tout près, auxquels se joignent de nombreux mots redoublés par un autre de leur famille immédiate comme cerise de cerisier etc.
Que dire de ce retour à l’enfance d’Éluard en 1951 qui sera suivi par un autre conte en 1952, L’enfant qui ne voulait pas grandir ? La réponse est dans le titre homophonique du vrai nom d’Éluard : Eugène Grindel. Le titre est une prononciation du nom de celui qui l’écrit, comme l’histoire est le rêve de la petite fille qui en maîtrise le désir puis sa réalisation. Ce n’est pas l’irrationnel dont le conte fait l’apologie même si le merveilleux domine. Cela signifie que l’imagination est une capacité de l’être humain qui peut lui permettre de construire son réel. Et c’est là que le travail d’illustrations prend toute son importance. Ce dernier est indétachable de la genèse même du conte, mais le passage de témoin de Duhême à Poizat s’opère-t-il sans heurt ? La première réponse est que l’édition originale parue chez Raisons d’être en 1951 dans la collection au titre soufflé (3) par Éluard, raisins d’enfance avait été ratée à l’impression, ce qui a pour conséquence, écrit Jacqueline Duhême, que « le si joli texte n’est pas présenté au mieux » (4), ce qui irritera Éluard. Mais cette réponse éditoriale à la question que nous posons n’est pas l’essentiel. En effet, on passe d’une illustration naïve et légère (Duhême) à une histoire en images qui double le récit éluardien. Le travail de Claire Poizat repose sur le collage avec dessins et photographies, non sans rappeler Max Ernst, mais avec une originalité propre. Les oiseaux sont menaçants dans leur identification aux adultes. Le choix des coloris des fonds photographiques de même que la coiffure de la petite héroïne rappellent la date d’écriture du conte, mais posent aussi le tourment de l’enfant en proie au grandissement. Installant un malaise dans le rêve de légèreté du conte, littéralisant les images verbales utilisées par le conteur, la mise en page décidée par le travail éditorial use intelligemment des trois-quarts de double page pour l’illustration avec quelques variantes de pleine page et une double illustration sur une page. Le texte est l’image restent distinct, ce qui est juste au vu de l’œuvre graphique de la créatrice et porte haut l’intérêt du texte pour le transcender encore en un chef d’œuvre pour la littérature adressée à la jeunesse et bien au-delà.

Alors qu’Éluard et Grindel, le poète et l’homme, se trouvent réunis par l’ouvrage destiné à la jeunesse, l’œuvre graphique de Claire Poizat épouse par la fiction qu’elle effeuille autant qu’elle la file l’intention actualisée du texte. Lire est toujours relire car on se rappelle du vers d’Éluard « bien vivre est un voyage sans frontière » : justement cet affranchissement de son propre corps autant que des espaces connus que recherche « une petite fille très gentille presque plus gentille que toi » lectrice ou lecteur…
Geneste Philippe


(1) Histoire du livre de jeunesse d’hier à aujourd’hui en France et dans le monde, Gallimard, 1993, p.90 (2) Duhême Jacqueline, Une Vie en crobards, Gallimard, 2014, 142 p. p.95. – (3) ibid. p.95 (4) Ibid. p.95

06/08/2014

L’écriture comme protocole expérimental

Baussier Sylvie, Perrier Pascale, Condamnée à écrire, éditions Oskar, 2014, 225 p.
Emma, la narratrice, a quatorze ans.
Pour avoir frappé violemment une camarade de classe, elle est jugée et condamnée à un « protocole expérimental » : une peine d’écriture. Celle-ci lui évite l’emprisonnement, elle dont le père est incarcéré depuis quatre ans.
Pendant ce temps, son grand frère a été éloigné en Angleterre chez leurs grands parents. Emma vit seule avec sa mère. Leur quotidien est triste, douloureux : Emma insultée et moquée au collège parce que fille de prisonnier, malheureuse et solitaire chez elle aussi, où sa maman a revêtu une apparence de froideur et de distance pour se préserver et sauver les apparences. Les fins de semaine sont ponctuées par des visites au père à la prison, où ne sont épargnés à la jeune fille ni l’humiliation ni un profond sentiment d’abandon.
Emma est donc condamnée à écrire.
Elle doit remettre ses manuscrits à son éducateur, Hugo Fauchelevent, qui va l’accompagner dans sa réinsertion. L’originalité d’Hugo, ses manières chaleureuses, son romantisme même –son nom n’est-il pas sorti du roman Les Misérables de Victor Hugo ?–, se cristallisent dans le bar Le Bon Coing, lieu de rencontre des adolescents dont il a la charge. Il sait calmer les angoisses d’Emma et sa violence.
Pourtant, l’acte d’écriture est toujours difficile pour elle, en rupture d’école, en « phobie » de collège comme dit une psychothérapeute.
Grâce à Hugo, Emma rencontre Lucas. Il a son âge. Il est addict aux jeux vidéos et à la lecture (pour lui, l’un n’empêche pas l’autre). Il est boulimique soignant son mal de vivre et sa solitude en se goinfrant. Emma est sensible à la gentillesse et à l’intelligence de Lucas et n’a de cesse de le guérir de sa boulimie, tandis qu’il l’accompagne dans la rencontre aux mots et à la lecture.
Dans ce récit, feuillets du protocole expérimental imposé à Emma, l’écriture se libère dans une belle violence. La jeune fille, qui se préfère dessinatrice et peintre, fait de sa vie de ses souffrances et de ses errances, comme de ses moments de joie, de recherche, d’amitié un roman plein de couleurs où les grilles sont rompues, un tableau d’écriture qu’on ne se lasse d’ouvrir.

Annie Mas