Sala David, La
Belle et la Bête par Madame Leprince de Beaumont,
Casterman, 2014, 64 p. 16€95
Avec nos remerciements à Ludwige Brachi pour
ses nombreux conseils
Toute histoire commence par un titre. La couverture présente
le titre en toutes lettres et par les figures d’une créature et d’une jeune
femme, sur l’illustration. Le titre est ensuite mis en abyme à l’intérieur de
l’ouvrage par la scansion de chaque double page sans image d’une vignette ou
enluminure en noir et blanc. On y voit, en vis-à-vis, le haut de tête de la
bête et le visage de profil sur un arrière plan décoré de roses de la
Belle. N ’est-ce pas une invitation à relire
le conte, à le réinterpréter ?
Ce précieux album paré d’une
couverture cartonnée avec fer à dorer et embossing, livre le texte intégral de
Madame Leprince de Beaumont (1711-1780) dans une interprétation picturale et
plastique luxuriante de David Sala. Le dessin fin, entremêlant les lignes
courbes des formes humaines et des vêtures avec les motifs géométriques,
l’illustration fouillée, la peinture aux abords du pointillisme avec des
touches parfois suggérant un infini que ne livre pas les rares dessins en
perspectives, le jeu des couleurs sombres traversées de touches lumineuses, les
rehaussements de dorure, proches de l’art nouveau, et qui épousent la féerie du
genre même du conte merveilleux, emportent le lecteur dans une nouvelle
interprétation du récit.
Le choix éditorial est important
qui a conservé séparés le texte et l’image : les tableaux de David Sala
ponctuent le récit de l’autrice du conte. Pourquoi important ? Parce
qu’ainsi l’histoire racontée dialogue avec les images qui la reproduisent selon
leur propre logique. C’est un peu comme si le conte mettait en vis-à-vis
l’homme et l’animal. La Bête
c’est le symbole convenu de la régression de l’humain, de son devenir
barbare ; la Belle
c’est la sublimation de l’humain, de son devenir civilisateur par ses vertus
morales de raison et sentimentales d’empathie. La Belle et la Bête , c’est la
victoire de l’empathie, ce qui porte
vers l’autre, contre l’antipathie
symbolisées par les sœurs. Justement, sur le dernier tableau en page impaire,
avant dernière du livre, celles-ci deviennent des fantômes d’humanité, quand le
texte en faisait des statues. On glisse donc vers une interprétation sociale,
dynamique. La barbarie n’est pas dans l’animalité du prince soumis au sort
d’une « méchante fée » ;
elle se trouve dans la méchanceté, la convoitise du gain des humaines sœurs.
Bref, ce n’est pas dans le personnage de fiction de la Bête qu’il faut chercher le
barbare, mais dans les personnages de l’humaine société.
Le conte moral de Madame Leprince
de Beaumont s’en trouve un peu bousculé tout en portant en son sein cette
nouvelle thématique. En effet, chez la conteuse, beauté et richesse sont le
bouquet de récompenses offert à la vertu ; dans l’interprétation de David
Sala, les fleurs du manteau de la
Bête comme celles des robes de la Belle pointent le lien de continuité
entre l’animal et l’humain, entre le biologique et le social. Ce n’est pas un
hasard si les aplats dorés symbolisent l’univers de la Bête , c’est-à-dire le monde
princier d’un idéal ; en effet, les rehauts dorés font signe au lecteur
comme pré-vision de cette continuité. De même, si la majorité des images
récusent toute couleurs intermédiaires pour ne s’appuyer que sur des couleurs
dominantes –pas d’intérieur, pas d’extérieur, on est dans un espace clos, d’où
les tonalités sombres et oppressantes–, le contraste est dévolu aux formes.
L’album oppose les formes géométriques et les formes circulaires. Précisons.
L’évasement des tissus en robes épanouies, représentent le féminin, figures
d’évanouissement du trait en sommeil des personnages, sinon en hallucinations.
A l’inverse, les motifs géométriques ne sont présents qu’aux abords et à
l’intérieur du palais de la Bête
et donc annoncent une masculinité tue par les apparences. Or cette opposition
n’est pas signe de séparation mais d’une union à venir donc d’une continuité à
l’intérieur du monde clos, sans perspective sinon intérieure. Chez la conteuse,
il y a rupture entre la réalité socio-économique, qui domine avec la figure du
père, et « le royaume du prince », hors de toute
temporalité, où le « coup de
baguette » magique « transporta
tous ceux qui était dans cette salle ». Dans l’interprétation de David
Sala, les sœurs fantomatiques sur le dernier tableau s’effacent, de profil, en
se retirant au premier plan, de chaque côté, tandis-que le baiser de la Belle , de dos, et du prince,
de face, dans un mouvement emprunté au fameux tableau de Klimt, est ex-posé au centre, sur la ligne de fuite
de la perspective. Le récit d’images ne verse pas dans le merveilleux et
l’ultime détail illustratif, qui ponctue le bas de la dernière page, est une
vignette de roses roses aux feuilles sombres sur un fond noir, sépulcral, en
parfaite contradiction avec le texte évoquant le « bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu » de la Belle épouse de la Bête. On voit ici combien
le conte porte à faire attention à ce qui existe dans la réalité et de ne point
s’en arrêter à ce que l’esprit suggère.
Ceci interroge le choix de David
Sala d’emprunter à l’univers pictural de Klimt et de l’art déco bon nombre de
motifs, alanguissement des formes et saturation ornementale des motifs géométriques.
Il y a l’effet d’étouffement procuré par le faste de l’ornementation qui dresse
la préciosité de l’univers, procuré aussi par le choix des couleurs dominantes
et des tons sombres, tout en se calquant sur l’ambiance angoissante dans
laquelle baigne le conte du dix-huitième siècle. Mais il y a plus, ce par quoi
David Sala ne reproduit un propos de l’histoire des arts mais lui donne vie
nouvelle : le principe décoratif de l’illustration permet de fondre les
personnages dans un décor de magie et de les enraciner dans la matière même de
la peinture plutôt que de les intraire dans la trame de l’écriture, quelque peu
idéaliste de Madame Leprince de Beaumont. Le motif de la rose méticuleusement
présent sur la tapisserie de l’image première de l’album comme sur l’ultime page
suggère une interprétation sinon réaliste du moins humaine et sociale.
Si on essaie
de préciser le point de vue, ici défendu, on se doit de revenir à un des
fondements moteurs du récit initial : la laideur fait peur, la
monstruosité détourne la raison. Or, ce qu’apporte, peut-être, l’illustration
au conte, c’est un discours sur la peur (1), peu développé par le texte, mais
que celui-ci autorise. La Belle
est celle qui, consciente du danger pour le père du pacte par lui conclu avec la Bête , refoule sa propre peur,
alors que ses sœurs bavardent leurs angoisses comme elles ruminent leurs
ambitions sans scrupule. La Belle
va vaincre la peur et permettre au jeune lectorat d’apprivoiser celle qu’il
éprouve pour l’héroïne, en se vouant à la relation avec la Bête quand l’ordre social n’y
voit qu’un être qui se livre à l’appétit bestial d’un prédateur. L’œuvre de
David Sala permet, peut-être pour une première fois de manière explicite, d’interpréter
différemment le thème de la peur présent dans le conte de Madame Leprince de
Beaumont. La jeune fille quitte définitivement l’enfance, l’attachement au père
en substituant la relation humaine à la relation horrifique avec une Bête. Dit
autrement, et comme l’a justement remarqué Nancy Huston (2), si c’est par la
peur dominée que l’enfant entre dans l’humanité, c’est, dans La Belle et la Bête , en substituant
la relation humaine à la peur de la
Bête qu’elle permet à celle-ci de reprendre forme humaine.
Cette ultime thématique est celle de l’illustration plus que du texte lui-même,
mais elle devient celle de l’album.
Philippe
Geneste
(1)
ce qui n’est pas sans rappeler d’autres travaux illustratifs de David Sala,
comme par exemple Chabas Jean-François, Féroce, illustrations de David sala,
Casterman, collection Albums, 2012, 32 p. (2) voir Nancy Huston, « Métaphysique de la trouille », Le
Monde, 31 octobre/1er novembre 2010 p.26