Anachroniques

24/10/2014

Une nouvelle lecture illustrative de « La Belle et la Bête »

Sala David, La Belle et la Bête par Madame Leprince de Beaumont, Casterman, 2014, 64 p. 16€95

Avec nos remerciements à Ludwige Brachi pour ses nombreux conseils
Toute histoire  commence par un titre. La couverture présente le titre en toutes lettres et par les figures d’une créature et d’une jeune femme, sur l’illustration. Le titre est ensuite mis en abyme à l’intérieur de l’ouvrage par la scansion de chaque double page sans image d’une vignette ou enluminure en noir et blanc. On y voit, en vis-à-vis, le haut de tête de la bête et le visage de profil sur un arrière plan décoré de roses de la Belle. N’est-ce pas une invitation à relire le conte, à le réinterpréter ?

Ce précieux album paré d’une couverture cartonnée avec fer à dorer et embossing, livre le texte intégral de Madame Leprince de Beaumont (1711-1780) dans une interprétation picturale et plastique luxuriante de David Sala. Le dessin fin, entremêlant les lignes courbes des formes humaines et des vêtures avec les motifs géométriques, l’illustration fouillée, la peinture aux abords du pointillisme avec des touches parfois suggérant un infini que ne livre pas les rares dessins en perspectives, le jeu des couleurs sombres traversées de touches lumineuses, les rehaussements de dorure, proches de l’art nouveau, et qui épousent la féerie du genre même du conte merveilleux, emportent le lecteur dans une nouvelle interprétation du récit.

Le choix éditorial est important qui a conservé séparés le texte et l’image : les tableaux de David Sala ponctuent le récit de l’autrice du conte. Pourquoi important ? Parce qu’ainsi l’histoire racontée dialogue avec les images qui la reproduisent selon leur propre logique. C’est un peu comme si le conte mettait en vis-à-vis l’homme et l’animal. La Bête c’est le symbole convenu de la régression de l’humain, de son devenir barbare ; la Belle c’est la sublimation de l’humain, de son devenir civilisateur par ses vertus morales de raison et sentimentales d’empathie. La Belle et la Bête, c’est la victoire de l’empathie, ce qui porte vers l’autre, contre l’antipathie symbolisées par les sœurs. Justement, sur le dernier tableau en page impaire, avant dernière du livre, celles-ci deviennent des fantômes d’humanité, quand le texte en faisait des statues. On glisse donc vers une interprétation sociale, dynamique. La barbarie n’est pas dans l’animalité du prince soumis au sort d’une « méchante fée » ; elle se trouve dans la méchanceté, la convoitise du gain des humaines sœurs. Bref, ce n’est pas dans le personnage de fiction de la Bête qu’il faut chercher le barbare, mais dans les personnages de l’humaine société.
Le conte moral de Madame Leprince de Beaumont s’en trouve un peu bousculé tout en portant en son sein cette nouvelle thématique. En effet, chez la conteuse, beauté et richesse sont le bouquet de récompenses offert à la vertu ; dans l’interprétation de David Sala, les fleurs du manteau de la Bête comme celles des robes de la Belle pointent le lien de continuité entre l’animal et l’humain, entre le biologique et le social. Ce n’est pas un hasard si les aplats dorés symbolisent l’univers de la Bête, c’est-à-dire le monde princier d’un idéal ; en effet, les rehauts dorés font signe au lecteur comme pré-vision de cette continuité. De même, si la majorité des images récusent toute couleurs intermédiaires pour ne s’appuyer que sur des couleurs dominantes –pas d’intérieur, pas d’extérieur, on est dans un espace clos, d’où les tonalités sombres et oppressantes–, le contraste est dévolu aux formes. L’album oppose les formes géométriques et les formes circulaires. Précisons. L’évasement des tissus en robes épanouies, représentent le féminin, figures d’évanouissement du trait en sommeil des personnages, sinon en hallucinations. A l’inverse, les motifs géométriques ne sont présents qu’aux abords et à l’intérieur du palais de la Bête et donc annoncent une masculinité tue par les apparences. Or cette opposition n’est pas signe de séparation mais d’une union à venir donc d’une continuité à l’intérieur du monde clos, sans perspective sinon intérieure. Chez la conteuse, il y a rupture entre la réalité socio-économique, qui domine avec la figure du père, et « le royaume du prince », hors de toute temporalité, où le « coup de baguette » magique « transporta tous ceux qui était dans cette salle ». Dans l’interprétation de David Sala, les sœurs fantomatiques sur le dernier tableau s’effacent, de profil, en se retirant au premier plan, de chaque côté, tandis-que le baiser de la Belle, de dos, et du prince, de face, dans un mouvement emprunté au fameux tableau de Klimt, est ex-posé au centre, sur la ligne de fuite de la perspective. Le récit d’images ne verse pas dans le merveilleux et l’ultime détail illustratif, qui ponctue le bas de la dernière page, est une vignette de roses roses aux feuilles sombres sur un fond noir, sépulcral, en parfaite contradiction avec le texte évoquant le « bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu » de la Belle épouse de la Bête. On voit ici combien le conte porte à faire attention à ce qui existe dans la réalité et de ne point s’en arrêter à ce que l’esprit suggère.
Ceci interroge le choix de David Sala d’emprunter à l’univers pictural de Klimt et de l’art déco bon nombre de motifs, alanguissement des formes et saturation ornementale des motifs géométriques. Il y a l’effet d’étouffement procuré par le faste de l’ornementation qui dresse la préciosité de l’univers, procuré aussi par le choix des couleurs dominantes et des tons sombres, tout en se calquant sur l’ambiance angoissante dans laquelle baigne le conte du dix-huitième siècle. Mais il y a plus, ce par quoi David Sala ne reproduit un propos de l’histoire des arts mais lui donne vie nouvelle : le principe décoratif de l’illustration permet de fondre les personnages dans un décor de magie et de les enraciner dans la matière même de la peinture plutôt que de les intraire dans la trame de l’écriture, quelque peu idéaliste de Madame Leprince de Beaumont. Le motif de la rose méticuleusement présent sur la tapisserie de l’image première de l’album comme sur l’ultime page suggère une interprétation sinon réaliste du moins humaine et sociale.

Si on essaie de préciser le point de vue, ici défendu, on se doit de revenir à un des fondements moteurs du récit initial : la laideur fait peur, la monstruosité détourne la raison. Or, ce qu’apporte, peut-être, l’illustration au conte, c’est un discours sur la peur (1), peu développé par le texte, mais que celui-ci autorise. La Belle est celle qui, consciente du danger pour le père du pacte par lui conclu avec la Bête, refoule sa propre peur, alors que ses sœurs bavardent leurs angoisses comme elles ruminent leurs ambitions sans scrupule. La Belle va vaincre la peur et permettre au jeune lectorat d’apprivoiser celle qu’il éprouve pour l’héroïne, en se vouant à la relation avec la Bête quand l’ordre social n’y voit qu’un être qui se livre à l’appétit bestial d’un prédateur. L’œuvre de David Sala permet, peut-être pour une première fois de manière explicite, d’interpréter différemment le thème de la peur présent dans le conte de Madame Leprince de Beaumont. La jeune fille quitte définitivement l’enfance, l’attachement au père en substituant la relation humaine à la relation horrifique avec une Bête. Dit autrement, et comme l’a justement remarqué Nancy Huston (2), si c’est par la peur dominée que l’enfant entre dans l’humanité, c’est, dans La Belle et la Bête, en substituant la relation humaine à la peur de la Bête qu’elle permet à celle-ci de reprendre forme humaine. Cette ultime thématique est celle de l’illustration plus que du texte lui-même, mais elle devient celle de l’album.
Philippe Geneste

(1) ce qui n’est pas sans rappeler d’autres travaux illustratifs de David Sala, comme par exemple Chabas Jean-François, Féroce, illustrations de David sala, Casterman, collection Albums, 2012, 32 p. (2) voir Nancy Huston, « Métaphysique de la trouille », Le Monde, 31 octobre/1er novembre 2010 p.26

12/10/2014

L'attention contre le règne des éphémérités

Allemagna Béatrice, Hokusai et le cadeau de la mer, Olivier Charpentier, réunion des musées nationaux Grand Palais, 2014, 32 p. 14€
La RmnGP publie régulièrement des titres jeunesse à l’occasion des expositions qu’elle produit. Pendant du catalogue, conçu en étroite collaboration avec le département des publics pour permettre aux conférenciers du Grand Palais d’animer les ateliers enfants. Le livre jeunesse est donc l’un des éléments de la mission de transmission des savoirs qui est confiée à la RmnGP. C’est d’ailleurs le commissaire de l’exposition du Grand Palais qui a supervisé l’album  et les deux notices finales simples sur la vie de Hokusaï (1760-1849) et la vague de Kanagawa. L’album est sorti à l’occasion de la rétrospective Hokusaï.
Un autre titre du livre pourrait être, comme nous l’allons voir, le rêve d’Hokusaï. L’album est minimaliste. Le peintre Olivier Charpentier trace une bande bleue : gouache et aquarelle, geste frotté du pinceau, un tableau quasi pointilliste, avec deux nuages à peine dessinés d’un marron si pâle. Tel est le prologue de l’histoire : attendre « la vague gigantesque que personne n’a vue ». Puis c’est le récit de Beatrice Allemagna, discrètement rehaussé par la typographie, qui se développe sous forme de biographie tout aussi minimaliste : Hokusai enfant jouant dans le sable face à la mer, la scrutant, le mont Fuji au loin, le ciel rose et mauve, puis les couleurs se foncent, c’est Hokusai adolescent, dans la même position tout son être pénétré par la scrutation de la mer. Tout se bleuit, Hokusai adulte est là, assis face aux flots calmes : le mont Fuji se dresse au loin, gris noir, le ciel bleu pâle en symétrie de la mer bleu foncé. Puis c’est la vieillesse, Hokusai à genou sur le bord de mer, de gros nuages marron au loin, la mer d’un bleu plus foncé, avec le vent qui se lève : Hokusai court après ses feuilles, il ne voit pas alors « la vague gigantesque que personne n’a jamais vue » et que lui-même ne verra pas. Mais la mer lui offre le bleu de son eau, et le peintre la remercie, ce sera le bleu de la vague. On sait qu’Hokusai a innové par l’utilisation du bleu de Prusse, inventé en occident au XVIIIème siècle (1) et jamais utilisé avant lui au Japon. Cette couleur est née de la recherche de l’intensité qui résiste au temps. Or cette recherche ne s’apparente-t-elle pas à une définition du regard pictural où la tension de soi dans le rapport au monde vient en densifier la compréhension ?
Alors, que raconte cet album ? Il est une allégorie de la peinture. Celle-ci se définit par la capacité à voir et pour voir par la capacité à attendre et qui dit attendre, par la capacité de l’attention. Faire attention, voilà le premier geste de toute éducation esthétique, et de tout enseignement quel qu’il soit. Hokusai n’est pas évoqué pour sa dextérité picturale, mais par son attitude de peintre de l’instant. Et s’il a peint 36 vues du mont Fuji, si la série d’estampes est une forme de composition de son œuvre comme de celles d’autres peintres japonais ou non, c’est parce que la répétition n’est que la manifestation de l’essai de saisir l’instant qui tout le temps fuit.
Ce que nous dit l’album de sa peinture c’est aussi que la minutie réaliste se réalise par l’épure des sujets menant à une « abstraction idéelle » que renforce le jeu des « couleurs harmoniques qui forment des paysages plus rêvés » (2) que réellement vus.
Ce que l’album dit au jeune lectorat, c’est de faire attention à ce qui l’entoure, d’éviter le tourbillon du remuement et de l’éphémère afin de saisir et se saisir en résistant à l’air du temps pétri d’urgences illusoires.
Philippe Geneste
(1) Pastoureau, Michel, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, coll. Points, 2004, p.114/115

(2) Barboux, François, Mahot Françoise, L’ABCdaire des arts asiatiques, Flammarion, 2002, p.68

06/10/2014

« les premiers livres sont les lèvres »

El Fathi Mickaël, Mo-Mo, mØtus, 2014, 44 p. 13€
Des illustrations toutes imprégnées de mots lisibles ou non, en divers alphabets et modes d’écritures, et sur ce fond, des dessins ou images peintes jusqu’à donner l’illusion de collages voire de mosaïques comme les pages intérieures de couverture. L’album parcourt une palette large de couleurs, en liaison étroite avec le récit.
L’histoire est celle d’un personnage mi-homme mi-animal, disons un être valant pour tout être humain rattaché à sa filiation du vivant. Il a perdu ses mots, d’où son nom, tronqué orthographiquement, puisqu’il bégaie sa langue en monosyllabes jusqu’au titre en forme d’épitrochasme. La poésie est paronymique (mots-rose, mot-queurs, mots-dits…), mais s’élargit au-delà de la presque homonymie jusqu’à la paronomase (« notre poète enfourcha sa mot-bylette et se mit en route, pot pétaradant, vers le pays des mots »). Le poète évite, toutefois, tout risque de cacophonie en maîtrisant le texte pour le mettre au diapason de l’harmonie illustrative. S’il y a effet d’humour, c’est par le rapprochement précieux des graphies et/ou des sons. Car ce que cherche El Fathi c’est de dépayser l’intelligence humaine, et faire sortir les jeunes lecteurs des significations toutes faites, bref, de leur indiquer une voie ancienne, pour eux toujours neuve, celle de l’inouï de la composition des mots grâce à laquelle le sens sort de la finitude de la signification des emplois courants.
A force d’associations de graphies ou, moins souvent, de sons, Mo-Mo rencontre une Femme-Gazelle, elle aussi à la recherche des mots perdus dans la gazette des bruits du monde. Les aléas de l’histoire vont les faire venir auprès du guérisseur des mots, qui, par le chant, à force de patience et de douceur, mais non sans efforts, redonne vie aux mots brisés, cassés, aux mots-croisés devenus transparents à force de ne plus avoir de corps pour les nourrir, les porter, les entretenir. Le guérisseur est une figure ambiguë puisqu’il est la figure même de la réalité collective de toute langue et aussi celui qui rend à chacun sa puissance de dire, dans son idiosyncrasie. Faire entrer en résonnances les intentions des êtres et l’expression de cette intention à travers les mots, va permettre et à Mo-Mo et à la Femme-Gazelle de retrouver la raison aux yeux du monde environnant. Alors seulement, par la guérison du langage s’ouvrent les cœurs des deux héros de l’histoire, au plus près de leurs corps enveloppés dans la parure de leurs mots. Le titre, à la fin de la lecture cesse d’être un épitrochasme pour dévoiler ce que l’illustration des lettres donne à voir sur la couverture, tout le potentiel de voyage et d’ailleurs, le potentiel d’accueil aussi du nom propre bi-syllabique répétitif en fait mot à deux places. Le titre serait donc une antanaclase, soulignant que si les mots sont communs, appartiennent à tous, ils sont aussi tout intérieurs, propres à chacun et chacune, dessinant l’univers de ses représentations comme une constellation d’étoiles dessine une parcelle d’univers, l’enlace dans sa configuration même.
A lire ce chef d’œuvre graphique autant que littéraire, on pense à Jean-Pierre Brisset qui disait, quelle belle propédeutique à littérature pour l’’enfance que cette formule : « les premiers livres sont les lèvres ». Ainsi s’achève Mo-Mo de Mickaël El Fathi.

Geneste Philippe