Anachroniques

29/09/2014

Postérité du Petit Chaperon rouge

On connaît le conte traditionnel, souvent dans sa version de Perrault mais il en existe de multiples versions. Pierre Saintyves (1) démontre que le chaperon était une « coiffe ou une couronne de fleurs » servant dans « les cérémonies liturgiques, magiques ou religieuses ». Le chaperon rouge ne serait alors que le nom de la reine de mai, ce qui permet une interprétation du conte par son origine saisonnière. Ce socle fondateur assure la pérennité de l’histoire à travers les siècles. Deux ouvrages récents y prennent appui pour développer une des thématiques du conte, celle des interdits, du viol des interdits par l’enfant.
(1) Saintyves, Pierre, Les Contes de Perrault et les récits parallèles ; En Marge de la Légende Dorée, songes, miracles et survivances ; Les Reliques et les images légendaires, édition établie par Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1987, 1192 p.

Lemancel Jean-Philippe, Et La Galette dans tout ça ? illustrations de Christophe Aline, Didier jeunesse, 2014, 40 p. 13€10
Concentrons-nous sur l’histoire d’abord : c’est celle du Petit chaperon rouge contée par les images d’Aline en couleurs vives principalement en aplats sur des dessins géométriques qui laissent apparaître les collages. L’absence partielle de texte permet de laisser aller l’imagination c’est-à-dire l’interprétation de l’histoire. Des bulles notifient ce procédé n’ayant pas peur d’user de schémas flirtant avec le pictogramme. Le récit doit être facile à lire, telle est la contrainte que semblent s’être donnée les deux créateurs.
Le parti pris du scénariste Jean-Philippe Lemancel rend ce choix lisible. Il ouvre l’opus par l’exercice de style d’une mise en abyme qui vient centrer l’intérêt du lecteur sur la galette : « le beurre dans la galette, la galette dans le panier, le panier dans la main du chaperon, le chaperon dans ses pensées, le loup dans la forêt ». Les images alors figurent la suite de l’histoire qu’une ultime mise en abyme, avec la même préposition, clôt. Quand à la question qui sert de titre, c’est l’image finale qui y répond. Car Lemancel a choisi une fin euphorique, celle du repas du chasseur avec la grand-mère et le chaperon délivrés des ténèbres du ventre du loup.
Si on se penche maintenant sur l’album avec le regard du pédagogue, on ne manquera pas de trouver bien de l’ingéniosité dans la composition narrative de Lemancel. Retenons juste qu’il retient dans ce conte très connu un élément à la fois initiateur de l’histoire (la galette est ce qui motive la promenade du petit chaperon rouge) et en même temps secondaire, qui en général disparaît de la suite de l’histoire après les premières images. Or Lemancel en fait l’origine d’une réinterprétation du conte. Loin d’une adaptation, Lemancel et Aline nous proposent une re-création du Petit Chaperon rouge, pour le plus grand plaisir des lecteurs et lectrices quels que soient leurs âges.

willis Jeanne, clic, clic, danger !, illustrations de Tony Ross, Gallimard jeunesse, 2014, 32 p. 13€50
Les illustrations humoristiques de Tony Ross, toujours aux confins d’une sorte d’absurde étrangeté, illustrent le texte hilarant de Jeanne Willis. Les recherches de poussinnette -l’absence de majuscule renforce la personnification du personnage auprès de l’enfant- sur le net sont l’occasion de scènes abracadabrantes où excelle Tony Ross, et qui soulignent que l’univers virtuel est aussi un monde réel forgé pour perdre la raison de la mesure de ce qui est ou peut être, ou encore sera. L’œuvre établit un programme de prévention contre les dangers d’internet et l’ultime double page est une chute sans pitié où l’héroïne poussinnette affublée d’un chapeau rond rouge couronné d’une plume rousse, trompée par internet, tombe dans le piège du renard pédophile. C’est Le Petit Chaperon rouge mis à contribution pour conter aux enfants de trois à sept ans, sous la forme expressive d’un album, les mystères d’internet comme du désir de rencontre.
Philippe Geneste

20/09/2014

Du documentaire à la fiction, la ronde des animaux

Hearst Michael, Animaux insolites. Petit tour du monde des créatures incroyables mais vraies, illustrations, diagrammes et autres supports visuels par Arjen Noordeman, Christie Wright et Jelmer Noordeman, Casterman, 2014, 96 p. 16€50
L’auteur n’est pas un scientifique mais un artiste pluridisciplinaire, à la fois écrivain, musicien et compositeur. Le volume ici rassemblé présente, avec l’intelligence illustrative de Wright, A et J. Noordeman,  cinquante animaux incroyables, de ceux qui pourtant ne font pas la une des magazines et émissions, des animaux étranges, surprenants par leur configuration physique, par leurs mœurs ou, souvent, leur habitat. La mygale siffleuse, le blobfish, la gerboise à longues oreilles, le solénodonte, le calmar araignée, le wombat, la grenouille de verre, l’hypsignathe monstrueux (dont le larynx représente la moitié du corps) etc. offrent un bestiaire fantastique et pourtant réel présenté à la manière de planches de naturalistes et des encarts informatifs mais aussi relatant des anecdotes. Si le texte est écrit avec un vocabulaire ad hoc, il prend parfois quelques libertés poétiques ou humoristiques sans verser dans l’irrationnels mais flirtant en certains cas avec l’anthropomorphisme. La fiche d’identité reprend celle des biologistes, évidemment, soit
règne>phylum>classe>ordre>famille>genre>espèce
Ce livre fait aimer la nature, fait s’enthousiasmer devant ces espèces et animaux fruits de l’évolution et suscite des interrogations bénéfiques pour la curiosité des enfants vis-à-vis du règne animal. En même temps, il est un voyage dans l’espace, aux quatre coins de la planète terre. Un petit régal de culture et de découverte.

Baussier Sylvie, Martelle Nicolas, Animaux et créatures de la mythologie, illustrations de Erwan Fages et Thierry Alba, Milan, 2014, 176 p. 14€95
Cet épais ouvrages, au texte dense, regroupe des animaux peuplant les mythologies en cinq sections : la Grèce et de Rome, la Scandinavie et la Finlande, l’Egypte, Moyen Orient et l’Afrique, l’Inde et l’extrême orient, les Amériques et l’Océanie. C’est donc une œuvre d’érudition exceptionnelle. Vingt-deux créatures sont présentées dans la première section et dix pour chacune des autres. Chaque animal fait l’objet d’un récit de deux pages. Les illustrations permettent d’aérer l’édition et présentent un imaginaire visuel proche de l’heroïc fantasy, ce qui peut se défendre. Autant dire que sur les soixante deux bêtes qui ont retenu les auteurs, la majorité reste inconnue des jeunes lecteurs. Le livre ainsi ne risque pas de répéter des connaissances, mais d’instruire par l’œuvre de la narration. De plus, à la fin de chaque section sont réunies les fiches d’identité de chacune des bêtes mythiques.

Sellier Marie, 10 tableaux et des animaux, Nathan, 2014, 48 p. 14€90
Voici un très bel ouvrage où les peintures de styles et d’époques fort différents ont pour point commun de mettre en scène des animaux, soit comme thème soit comme élément. De Renoir à Magritte, de Matisse à Balthu, de Catlin à Chagall, d’une mosaïque de Pompeï à Bosch, l’enfant est incité à la narration car les détails comme les tableaux suggèrent une histoire à deviner par la mise en page éditoriale elle-même. 

Krings Antoon, Lou P’tit loup et la bergère, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 32 p. 6€20
C’est le premier album de la nouvelle série d’Antoon Krings, le créateur de la collection les Drôles de petites bêtes. Ses albums valent par leur graphisme et le soin apporté à la couleur et à l’illustration. L’histoire est toujours très classique et peut-être encore plus avec cette nouvelle série qui prend le contrepoint du Petit chaperon rouge. Les références à ce conte abondent, comme est convoquée la comptine loup y es-tu ?, preuve que l’album pour la jeunesse est dans une phase d’évolution adulte.
Le personnage principal est un louveteau, aimé de ses parents et désireux de voir le monde et donc de découvrir les autres. Son père ayant rapporté une bergère pour un futur dîner, il va se lier avec elle, en faire sa compagne de jeux et ensemble, ils vont s’échapper de la maison. Krings évite toutefois de représenter le monde selon une dichotomie stéréotypée en bien et mal : le louveteau, en effet reviendra chez lui après une expérience de chien berger pour vivre et s’amuser avec sa camarade la bergère ;
Ce conte animalier est anthropomorphique, les animaux y sont habillés et parlent. C’est le monde des êtres vivants qui fait unité dans une nature luxuriante qui dé-histories totalement le récit. La peur est suggérée mais rien de cruel ne survient et l’univers reste aseptisé de bout en bout. C’est la même formule que pour les Drôles de petites bêtes : l’enfance comme territoire hors du monde. Un parti pris.

Krings Antoon, Roméo le crapaud, Gallimard jeunesse – Giboulées, 2013, 32 p. 6€20
Krings renverse dans ce livre pour les 5/7 ans, la thématique du conte, celle du beau prince frappé par un sort qui l’a rendue bête. Ici, le sort c’est le rêve de Roméo le crapaud. Il se croit, soudain beau et se pavane, de tout l’orgueil que la société met dans sa hiérarchie des apparences. Heureusement, par un sort de la fée luciole, il va retrouver son apparence réelle, la conscience de sa personne de crapaud. C’est la condition pour renouer avec le bonheur de sa vie. La vérité n’est pas dans la hiérarchie des valeurs sociales mais dans la vie réelle. Voilà une fable magistralement dessinée qui pose bien des interrogations qu’il serait dommage de taire à l’enfant intéressé par le livre.

Philippe Geneste

13/09/2014

Comme un collier de rêves qui, peu à peu, s’élonge

David François, Planète Avril, illustrations de Joanna Boillat, mØtus, 2014, 40 p. 19€50
Un grand format (24cmx31cm), une couverture cartonnée épaisse trouée par un rond en son centre qui laisse paraître l’intimité de l’histoire à venir, une reliure toilée, lectrice, lecteur, embarquez pour une nouvelle planète littéraire, à des millions de kilomètres de la terre. Une expédition spatiale avec deux enfants à bord auprès d’Ernst et William, les chefs de  la mission, Bigit et Tsvi, deux scientifiques. Objectif : la planète Avril que l’illustration présente ronde, rouge et aux maisons pour rayons de soleil… une planète, par conséquent, comme un astre de lumière pour éclairer l’imaginaire de science fiction enfantine.
La fonction des enfants voyageurs ? Permettre au narrateur de parler de la terre et du rapport aux étrangers, représentés par les avriliens. Voici un peuple qui sait voler avant de marcher, qui murmure sans parler, qui fait rouler ses oreilles quand le terrien rit. Pour communiquer, on sait les humains capables de lire sur les lèvres, les avriliens, eux, lisent sur le cœur, les émotions, les représentations, les désirs de communication de leurs interlocuteurs. L’illustratrice indique au jeune lectorat que le cœur est l’espace où prend racine l’arbre de toute vie, ajoutant à la délicatesse du texte de François David, une douceur représentative pareille à une caresse de couleur pour interroger l’éthique de la vie. Le cœur, en apesanteur est le centre gravifique de l’existence. L’illustration alliée au texte pousse la problématique du rapport à l’autre sur la sente de la compréhension entre les vivants sans accord de langage verbal préalable.
Mais, la texture narrative, elle, passant par l’écriture, on retrouve les jeux de langue de François David, des jeux qui définissent aussi une sorte d’utopie sous le prétexte d’une exploration spatiale : les avriliens ne s’ennuient jamais, ce qui leur évite d’avoir besoin de la multitude d’objets qui encombrent les intérieurs humains et leurs poches : télévision, Smartphone etc. C’est que, sur cette planète d’étrangetés, chacun œuvre au collectif par son « occupassion ». L’univers entier se met en harmonie, les fleurs servent aux peintres qui les reposent en leur place après service, les nuages servent de plafonnier, un temps, avant de retrouver leur liberté de mouvement, une compositrice de pluie organise des concerts poétiques… Les terriens vont devoir repartir, ils auront appris durant cette rencontre que la guerre n’est pas l’inéluctable des relations aux autres, qu’elle est même la preuve de ce qui les interdit. L’usage final du marron par Joanna Boillat comme le sombre des couleurs revenues est oxymorique en cela qu’elle appelle à la réflexion. Si l’album peut ainsi recouvrir toutes les problématiques humaines, tous les genres et tons littéraires (la science fiction, ici), il le doit à la puissance de la poésie créative qui le porte. Ainsi s’égrènent les œuvres de François David et des éditions mØtus, comme un collier de rêves qui peu à peu s’élonge.

Philippe Geneste

01/09/2014

Un élixir de littérature de jeunesse

Duhême Jacqueline, Une Vie en crobards, Gallimard, 2014, 142 p. 19€90
Voici un luxueux ouvrage dessiné sur papier kraft, mis en couleur à l’aquarelle et à la gouache, le texte manuscrit au calque et qui bénéficie d’une mise en page chaleureuse : tout concourt à faire de l’édition des carnets de Jacqueline Duhême un livre d’art.
L’autrice, née en 1927, y raconte sa vie entrecoupant ses textes de dessins ou illustrant d’un texte un dessin. On la suit, enfant, dans la librairie de sa mère 18 rue de Chartres à Paris, on goûte avec elle les plaisirs que lui procure la lecture des illustrés, on voit naître sa détermination tôt ancrée de devenir dessinatrice, on partage son observation de l’univers sans pitié des enfants, ses années d’internat au couvent-école où peu intéressée par la couture, elle se fait remarquer pour ses dessins, puis c’est le placement dans une ferme, comme vachère, le retour à Paris chez sa fausse tante Madeleine qui l’inscrit « chez Paul Cottin le grand affichiste » pour prendre des cours de dessin, son métier de serveuse puis son embauche comme ouvrière chez Pathé Marconi. C’est là que Jacqueline Duhême découvre le syndicalisme Durant sa vie d’ouvrière, elle rencontre Eluard qui vient lire des poèmes à l’invitation de la CGT. Une amitié se tisse. Il lui fait rencontrer Albert Skira et Laurence Reverdin qu’elle revoit souvent chez Matisse quand celui-ci l’embauche comme aide d’atelier : « Tout ce que je suis, je l’ai appris avec H. Matisse » (p.84) ; « j’apprends la constance » (p.84). Alors qu’elle est à Vence, chez Matisse, elle rencontre Prévert : « Jacques Prévert, Janine sa femme et Michèle sa fille dite “Minette” sont devenus “ma famille” » (p.86). Puis c’est le premier dessin vendu, les collaborations littéraires avec Prévert, la naissance de sa collection aux Presses de la cité chez Claude Nielsen puis les multiples collaborations  et illustrations. C’est Queneau, d’ailleurs à qui elle présentait des croquis pour Zazie qui lui dit : « ce sont des sortes de croquis et de bobards ».
Et l’ouvrage se poursuit, ainsi, des carnets sans date, des anecdotes uniquement, des dessins miniatures qui fourmillent de détails. On retrouve l’art de Duhême, celui qui invite au partage et s’offre pour la gaieté d’une lecture savoureuse. Les dessins et peintures éclairent le texte, l’animent, veillent à ce que jamais ne s’installe une sériosité, comme pour dire, qu’il ne faut pas se prendre au sérieux, même s’il faut beaucoup travailler pour atteindre cette distance de ce qu’on écrit. Ce qui est surprenant c’est de voir combien Une Vie en crobards use de la même palette de couleurs que les illustrations pour les livres d’enfants. Elle qui a éveillé tant d’enfants « au langage de la couleur » (1) pour les libérer des contraintes, des convenances de représentation, pour leur permettre d’accepter les mondes imaginaires, donc leur monde à eux, parsème ses carnets de la même fraîcheur naïve qui rejoint la simplicité des choses dites.
Et cet élixir de littérature de jeunesse ouvre grandes les portes de la culture, car mine de rien, c’est une traversée du milieu culturel qu’Une Vie en crobards offre au jeune lectorat comme au plus vieux, sauf qu’il se lit à tout âge avec la même sensation de clarté.
Philippe Geneste

(1) voir Escarpit Denise, Godfrey Janie, « Images, illustrations, illustrateurs » dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, 473p. – p.288