Anachroniques

21/07/2013

Le langage à fleur d'humain

Chabas Jean-François, Les Fleurs parlent, illustrations de Joanna Concejo, Casterman, 2013, 64 p. 16€95
Trois couleurs de fleurs, trois espèces différentes, trois histoires qui se conjuguent en un album au format vertical 18x35.
Dans la première, on est au pays Bas. La Mauve est une tulipe perroquet exceptionnelle, création sortie du travail acharné du botaniste Erasmus Van Hum. Seulement, voilà la convoitise des commerçants car la tulipe se monnaye cher. Alors, Van Hum, qui n’est aps attiré par el gain décide de se replier sur ses travaux, dans sa serre, au sein de sa propriété. Un jour, sa serre est vandalisée. La Mauve est intacte. En effet, il la garde au pied de son lit. Et c’est le début de l’errance qui aboutira à la décision de planter la Mauve dans une clairière puis de reprendre sa vie de reclus consacrée aux plantes. 
Dans la seconde, on est chez des indiens d’Amérique. On suit deux enfants dans leur développement : l’un fort et orgueilleux, l’autre chétif et effacé. La vie réserve des épreuves imprévues, ici, celle de l’attaque d’un grizzli. Le malingre sauvera le musculeux et un œillet blanc viendra sceller à tout jamais une amitié ternie jusqu’alors par la vantardise humaine.
La troisième est celle de Selma, si belle jeune fille aux yeux de huski, orgueilleuse de sa beauté, ne croyant que ce que lui renvoie son miroir. C’est l’histoire d’un amour déçu, de l’impossibilité de vivre dans la solitude. La belle chutera dans un champ de pivoines sanglantes où elle s’éteindra.
L’album est remarquablement écrit et s’adresse bien plus aux enfants dès 9/10 ans qu’à des plus jeunes. Dans les trois histoires, la peur rôde. Elle prend trois aspect différents, mais c’est bien ce thème qui est traité avant tout autre. Pivoine fleur de l’orgueil, œillet blanc fleur d’amitié, tulipe beauté muette. Et au creux de chacune, une épreuve de la vie pour un savant en quête d’absolu, pour un enfant en quête de lui-même, pour une jeune fille perdue dans son individualité.
Mais l’album va plus loin encore. Ces récits sont des récits d’enfance et à ce titre des réflexions sur la condition contemporaine de la jeunesse. Il faudrait citer tout le premier paragraphe de la page 45. La littérature tissée de langage impose de rencontrer l’autre, lecteur et les autres tonalités et rythme de langues individuellement réalisés : c’est en cela qu’elle est leçon d’éducation à l’usage de nos contemporains. Un chef d’œuvre magnifié par les illustrations suggestives de Concejo et les planches naturalistes de l’herbier de rêve de cette illustratrice plasticienne hors norme.
Philippe Geneste

14/07/2013

Quand le corps fait signe, la fiction s'enchante

Du 4 au 7 juillet, la compagnie de théâtre Métamorphose (1) organisait un festival indépendant de spectacle vivant, « Scènefolies », au centre d’animation de Lanton (Gironde). Onze troupes s’y sont produites, seize spectacles ont été joués. Parmi eux, plusieurs étaient destinés à la jeunesse. On y remarqua des interprétations par la troupe Métamorphose des Diablogues de Roland Dubillard (2) que les collégiens du Teich, de Lège et d’Andernos avaient ovationnées le 18 juin lors de la rencontre inter-établissements de théâtre scolaire du Bassin d’Arcachon. Plutôt que de passer sommairement en revue tous les spectacles, nous nous arrêterons sur la soirée d’exception du 6 juillet.
Daniel Millo, qui a présenté la compagnie du Théâtre des silences, s’est tu. Les portables émettent leur dernier soupir. La salle se drape dans l’ombre nocturne. Silence. Espace de la durée sans bruits, suspension du temps. Imperceptible, vient la lumière au dilicule qui autorise l’aubade du piano… Projecteur sur une tonne, main d’un tonnaïre, chasseur de gibier d’eau à l’affût. Harmonie naturelle fracassée onomatopées musicales, coups de feu… … Un oiseau vole. … L’oiseau vole… Et toi spectateur, prendras-tu ton envol vers un imaginaire du rêve où l’espace ouvre à ta pleine liberté ?
Mais l’humain doit garder les pieds sur terre. L’humour omniprésent est travaillé par le metteur en scène pour la tragédie qui se noue : on va tuer un oiseau, un humain au crépuscule de sa vie assassinera sa proie ; un autre oiseau naîtra. Un humain qui était né, mourra.
Les enfants dans la salle ne bronchent pas, ils rient, sursautent, comme les autres spectateurs. La pièce s’adresse aux enfants, mais aussi aux adultes, parce qu’elle n’infantilise pas le spectateur, parce qu’elle refuse de le malmener avec l’artillerie lourde des tics émotionnels de la culture dominante. L’Oiseau est une pièce qui fait du spectateur son enjeu majeur. A l’instar du récit graphique des graveurs, le théâtre mimique des acteurs offre au spectateur le loisir d’articuler un sens propre, singulier à ces tableaux qui se succèdent, qui le troublent, l’étonnent, lui en imposent parfois, l’interrogent souvent. Le théâtre mimique est un théâtre de la présentation qui intègre le spectateur pour créer la représentation. Les acteurs jouent, le sens virevolte, tel l’oiseau par la musique fasciné ; et le spectateur s’en saisit et disserte sur le récit.
La mimologie théâtrale, si on veut bien accepter ce néologisme, permet peut-être mieux que toute autre forme –le récit graphique excepté– de « n’être en redondance ni avec la société ni avec les émotions qui la dominent » et, par là, elle permet mieux que toutes de « s’opposer » esthétiquement à la manière dont le capitalisme « nous (dé)considère » (3). L’humaine condition s’enracine biologiquement dans un mouvement d’élévation, celui-là même qui mène à la station debout (4). C’est là que se forge la volonté d’élévation qu’elle soit sociale ou individuelle, collective ou intérieure et dont Baudelaire est le chantre poétique. Ici se marque le passage du conceptuel au sensible. Disons alors que le théâtre mimologique rend sensible la pensée qui l’a fait naître. L’Oiseau prend cette dimension anthropo-logique avec sur la gauche de la scène (pour le spectateur) les lieux d’enfermement et sur la droite, l’espace des réalisations. Bien sûr, la vie brouille les repères, notamment lorsque une marée noire englue, dans le silence de tombe, après une longue agonie, les libertés aériennes. L’océan sans rivage de l’industrie se ponctue au centre –un choix– dans l’aveuglement d’un projecteur blafard. Mais c’est sur l’espace droit (pour le spectateur) que naît l’oiseau, que renaît le sentiment humain de l’empathie, de la sym-pathie mouvement qui porte seul à l’harmonie envisagée des êtres et des espaces, mais aussi, parce que nous sommes au théâtre donc dans le dialogue d’une scène et d’une salle, une harmonie suggérée des êtres humains par une empathie cosmique conquise préalablement. Se joue alors la réalisation de soi par l’accès au champ de l’autre, re-connaissance et inter-locution. Mais sans un mot et sous la menace, désormais aperçu de multiples dé-faillance (5), ce que certains nommeraient une chute.
Philippe Geneste
(1) cietheatremillo@yahoo.fr – www.scenefolies.com (2) C’est en 1947 que Roland Dubillard (1923-2011) écrit ses premiers sketches qu’il joue lui-même et qui feront partie des Diablogues . Ceux-ci contiennent aussi de petites scènes radiophoniques drolatiques qu’il interpréta avec Philippe de Cherisey sur Paris-inter de 1953 à 1956. On en retrouve plusieurs dans un livre qui vient de paraître : Roland Dubillard, Le Gobedouille, avec un Petit carnet de mise en scène de Félicia Sécher, Gallimard-jeunesse, collection folio junior théâtre, 2013, 160 p. 6€30 (3) Olivier Neveu, « Un Théâtre qui émancipe », entretien avec Jean Birnbaum, Le Monde 5/07/2013 p.9 (4) Voir André Jacob, Esquisse d’une anthropo-logique, Paris CNRS éditions, 2011, 239 p. (5) voir la postface d’André Jacob dans Barreau, Hervé, Les Conditions de l’humain : temps, langue, éthique et mal, autour de l’œuvre d’André Jacob, Paris, Armand Colin, 2013, 399 p. –pp.339-397

07/07/2013

Historique... mais tellement contemporain...

Beauvais, Clémentine, La Plume de Marie, illustrations d’Anaïs Barnabé, Talents hauts, collection Livres et égaux, 2011, 118 p. 7€90
Voici l’histoire d’une jeune fille du grand siècle qui rêve d’écrire du théâtre. Les aléas de la vie en ont fait une servante soumise aux volontés de la famille d’un baron. Elle a appris à écrire avec la première fille du baron et va transcrire en théâtre les événements contés par le récit. L’événement majeur est la venue dans la famille du grand dramaturge Corneille et grand idole de Marie. Même si la jeune fille devait être soustraite à la connaissance de l’écrivain durant son séjour, celui-ci découvrira tout de même les écrits de la fillette. Cependant, la pièce n’étant pas signée, Corneille pensera un moment que c’est l’œuvre du fils ainé du baron. Mais il ne sera finalement pas dupe de l’arrogance capricieuse des enfants de la famille et reconnaîtra l’écrivaine en herbe. Marie quittera alors sa condition pour voguer vers le monde des lettres qu’elle aime tant.
Si le discours sur l’égalité entre les sexes est un fil directeur de l’interprétation de l’histoire, on pourra regretter que les conditions réelles d’ascension de la jeune Marie ne fassent pas l’objet d’une critique plus virulente de la société de l’époque. Corneille, non plus, n’était pas un féministe avant l’heure. Cette réserve faite, l’intelligence de l’écriture, la présence d’un glossaire du français classique du XVIIème siècle et la structure même du roman retiennent l’attention.
En effet, Clémentine Beauvais clôt chaque chapitre par un texte théâtral rejouant les pages qui précèdent. Le livre propose, ainsi, une double lecture qui permet de donner une épaisseur supplémentaire aux personnages et d’ajouter de nombreuses de facettes à leur caractère, tout en filant les efforts d’écriture de Marie. De ce point de vue, le roman historique de Clémentine Beauvais, écrit à la première personne, à la manière d’un journal intime, confirme le croisement du genre avec le roman d’apprentissage (1). La Plume de Marie est un roman d’initiation scripturale théâtrale d’une jeune fille au XVIIème siècle. Il faut, toutefois ajouter que l’auteure a très bien su s’inspirer de la société d’aujourd’hui pour recréer celle d’hier. Cela en fait un très bon livre à lire à partir de onze ans mais aussi bien plus. En effet, la manière d'écrire de Clémentine Beauvais donne un côté adulte à la jeune Marie qui n'a pourtant que onze ans.
Aurélie Arnaud
(1) Voir Geneste Philippe, « Le roman pour la jeunesse », dans Escarpit, Denise, La Littérature de jeunesse. Itinéraire d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.399-433, en particulier les pages pp.416-426