Anachroniques

31/03/2013

La Littérature par la jeunesse

Vides pleins et déliés. Une géographie imaginaire des attachements, St André de Cubzac, éditions Sementes, 2013, 79 p. 6€ (www.editions-sementes.com)

La littérature écrite par la jeunesse existe, quelques œuvres passent la rampe de l’édition. Force est de constater qu’elle reste insuffisamment lue, insuffisamment travaillée pour ce qu’elle donne véritablement à lire. Espérons que le nouvel ouvrage de la collection Jeunes à la page des éditions Sementes dissipera les appréhensions. Il est né d’un dialogue littéraire avec l’œuvre plastique de l’artiste Mireille Togni. 
Toute à son œuvre, l’artiste est venue tôt ce matin de mi-septembre 2012, au collège André Lahaye d’Andernos-les-Bains. Déjà en juin, elle avait réalisé les repérages pour les installations choisies. Aujourd’hui, toute à son œuvre, gestes précis, parcimonieux, elle coud, épingle, fixe. Puis elle commence à faire des nœuds entre des fils qui vont et viennent dans une apparente indiscipline. Certains sont promis à venir au sol, d’autres sont relancés vers le plafond de la galerie des arts, avant d’être saisis et noués à d’autres. Les portraits flottant animés par le courant d’air du lieu sans cesse ouvert sur la cour du collège, se familiarisent à l’espace nouveau à eux destinés. Ils s’installent. Non loin d’eux, les lorgnant amusés ou sombres, des portraits-paysages sont déjà en place. Sous les fenêtres, si l’Une / l’Un sont bien campés sur leurs deux jambes, il manque les amers aux masques voguant au fil d’une eau figée, et encore sans leur boussole. Entre le carton débordant d’outils et d’objets d’exposition, une carte broie du noir entre ses routes aveugles. Silencieuse, l’artiste semble parler à ses séries indifférente au va et vient du hall d’entrée qui jouxte son lieu d’installation.

C’est cette patience, celle qui ressort des œuvres, celle de l’installation elle-même, cette lenteur du processus même de mise en place, qui va frapper les élèves. Peut-être est-ce pour cela, grâce à cette œuvre ouverte, que celles et ceux qui l’ont travaillé par l’écriture, ont trouvé, non pas aisément mais avec une curiosité prudente, les mots pour dire l’exposition, pour se dire dans l’exposition : « A raconter peut-être mieux qu'enfouir » (Boris). L’écriture semble avoir amené les élèves à lier une relation interrogative avec ces œuvres changeantes, ondulantes, « tout près de moi / impalpable visage » (Margot P.), quand  « La dentelle figée des yeux nous observe » (Sacha). Ils et elles ont cherché, qui la voix de l’artiste , qui une allégorie, qui l’architecture, qui la visée organique de telle série, qui une interrogation sur sa place à l’école et dans le monde, qui un rêve suscité ou rappelé à l’insu de son regard, qui un éclairement du lien humain, qui sa différence, qui une échappée hors du lieu, qui ce qui sépare, qui la limite où se jouent les choix, qui la signification du visage, qui ce qui rassemble les générations. D’autres ont choisi le vent du large, loin des séries pour les aborder par un désir de dire par écrit une réalité souterraine. Une image vient à l’esprit, celle d’un des poèmes : « tu avances sur les cartes sans route / Sans souci tu marches / tu marches sans déséquilibre ». Même dans ce cas, le fil n’est pas rompu avec l’exposition, les mots les renouent, en noir ou blanc, vers l’horizon aperçu durant le cheminement : « A la croisée du chemin des secrets Partagé » (Zoé B.).

Si le recueil Vides pleins et déliés. Une géographie imaginaire des attachements ne livre pas la bonne fortune de la vie, ses poèmes vous souhaitent une bonne lecture, une lecture qui, déliée de l’origine scolaire des textes, saura en appréhender la source poétique humaine. Aux lecteurs et lectrices de savoir lire ces textes sans a priori pour pouvoir se laisser saisir par les élans poétiques qui en disent long sur le rapport au monde des jeunes contemporains avec le monde qui les entoure.

Geneste Philippe

24/03/2013

Le choix de la commission lisez jeunesse

Asher Jay et Mackier Carolyn, Profil, traduit de l’anglais par Guillaume Fournier, collection Macadam, Milan, 2012, 341 p. 15€20
L’histoire se déroule en 1990. Par hasard, Emma Nelson et Josh Templeton découvrent, sur un site internet, leurs futurs. Leur relation, difficile à cerner -est-ce amitié ? Simple connaissance ?- va évoluer au fil de l’histoire : Emma et Josh s’aimeront. La thématique du livre est celle du rapport entre le présent et le futur. La fiction énonce que la connaissance du futur permet de guider son présent. Au fond, c’est l’ordre bourgeois du temps, celui de la prévision, du lendemain, de l’anticipation, qui se trouve ainsi valorisé. Quant au présent, central par définition pour l’individu, il n’est que le site de la réalisation de ce futur. On retrouve l’idéologie scolaire de l’orientation, l’idéologie psychologique des aptitudes et leur prolongement en suite de pré-affectation à des métiers par des cursus spécifiques, l’idéologie de l’entreprise à travers l’emballement de la production pour el lendemain, la gestion du stock qu’il soit de vivres ou des aptitudes pour vivre. Enfin, l’individualisme y est central. On voit, ainsi, comment, un roman au départ réaliste se fait récit de propagande de l’idéologie bourgeoise. On est toujours, avec la littérature de jeunesse dans ce travers du didactisme façonnant les esprits par l’ordre politique dominant.

Lewis Gill, Le Secret d’Iona, traduit de l’anglais (GB) par Bee Formentelli, Gallimard, coll. Folio junior, 2011, 276 p. cat 5
Une histoire animalière entre des enfants et un balbuzard (aigle des rivières). Une histoire, pour les 11 – 14 ans, où l’émotion et le tragique de situation tressent une aventure qui traverse les continents.

Mourlevat Jean-Claude, Le Garçon qui volait, illustrations de Marcelino Truong, Gallimard jeunesse, collection Folio junior, 2012, 204 p. cat 2
La littérature de jeunesse est adepte des dons. Après Harry Potter et la défense de l’innéisme, voici un nouveau roman qui repose sur le même point de vue : le héros a le don de voler. Soumis à l’âpreté au gain de kidnappeurs, il va devenir homme de cirque, bref se donner en spectacle. Si on passe du monde enfantin au monde des adultes, le héros, opère cette transformation par la spectacularisation de lui-même. Le monde du travail dans lequel il entre ainsi édulcoré. On reste dans le récit d’aventures aux péripéties multiples. Le roman de Mourlevat est donc un récit de divertissement, bien enlevé et dans la norme du récit pour la jeunesse.

Colfer Eoin, Le Dossier Artemis Fowl, traduit de l’anglais par Julien Ramel, Gallimard jeunesse, collection Folio junior, 2011 n°1583 (1ère éd. Gallimard 2006), 224 p. cat.4
Alors que la série est en cours, le septième tome, Le complexe d’Atlantis, étant disponible en grand format (416 p. 18€), l’éditeur et l’auteur proposent un live de synthèse comprenant des entretiens avec les principaux personnages, les liens qui les unissent dans l’intrigue, un chapitre sur le livre des fées, la description du monde des elfes, des gobelins, des centaures, des lutins et des gnomes, une carte des réseaux de transports féeriques. Un livre utile pour les lecteurs assidus de la série de Colfer.

Lethielleux Maud, Tout près, le bout du monde, Flammarion, collection Tribal, 2010, 510 p. 10€           à partir de 13 ans
Le livre est construit selon la technique du montage parallèle, avec les journaux intimes de trois adolescents dont un emprunte le subterfuge de la lettre. Ces trois personnages, Solam, Malo et Jul sont placés dans une famille d’accueil. Ils sont soit anorexique, soit fille maltraitée, soit cas social. Ils ne se parlent pas mais leurs histoires entrent en échos. Peu à peu, ces enfants du bout du monde, à bout aussi, vont retrouver le désir du lien social, de l’entraide. C’est un des meilleurs livres lus par la commission sur ce sujet.
Commission Lisez jeunesse

Sutcliff Rosemary, Les trois légions tome 1 L’aigle de la 9ème légion, traduit de l’anglais par Bertrand Ferrier, Gallimard, 2011, 320 p. 15€                à partir de 11/12 ans
On se méfie toujours de ces ouvrages bestseller avant même leur mise en vente… Celui-ci est, de plus accompagné d’un film sorti dans les salles le 4 mai 2011. Les membres de la commission Lisez jeunesse sont unanimes pour y trouver l’intérêt d’une aventure qui comble le goût du divertissement. En revanche, il ne s’agit en rien d’un roman historique.
Jules Audinet

Landy Derek, Skully Fourbery n’est plus de ce monde, traduit de l’anglais par Jean Esch, illustré par Tom Percival, Gallimard jeunesse, 20112, 368 p. 17€
Ce quatrième tome poursuit la formidable aventure de Skully Fourbery. Il nous prouve qu’un lien d’amitié forgé et solide ne se brise pas, pas même quand les êtres vivent dans deux mondes parallèles. L’écriture de Landy captive le lecteur dès les premières phrases. Surviennent, alors, une foule de péripéties qui portent à son comble le suspens.
Jules Audinet

17/03/2013

Voir, regarder, penser

Bernard Héliane, Faure Alexandre, C’est quoi l’imaginaire ?, Milan, collection Phil’Art, 2009, 48 p. 14€50
dès 9 ans
L’image, reproduction du réel ou bien pure création de l’esprit, peuple les mondes imaginaires, comme celui du rêve. L’adjectif, en se substantivant au dix-huitième siècle (un imaginaire), a donné à l’imagination un pouvoir social qui, longtemps, lui fut refusé.
Il suffit de voir une galerie de monstres et dragons et autres créatures maléfiques ou bienveillantes pour se convaincre que l’humain a besoin de l’imaginaire pour aller chercher ce qui est tapi au fond de lui-même. On peut alors dire que l’imagination singe le réel.
On peut aussi penser que le langage lui doit son invention, lui qui est né du récit. Mythes, légendes révèlent aussi la fonction politique que tout pouvoir fait jouer à l’imaginaire : pensons aux mythifications des célébrités dans la « culture-people » ou culture de masse, mais aussi aux discours religieux remplis de démons et d’anges.
Enfin, l’imagination est-elle née de la volonté de représenter l’absent, le manquant, l’éloigné, le hors de vue ? Ou bien est-elle le pôle d’énergie qui donne à la raison la puissance de créer ? En quoi l’imagination mène-t-elle à la connaissance ? Le livre y apporte une réponse par l’iconographie commentée qui donne à voir et à comprendre de nombreux courants de l’histoire de l’art.

Le blog de cette semaine rassemble des ouvrages qui font une place centrale à l’image comme unique clé d’une démarche de l’esprit enfantin en action de lecture :  

Hayashi Emiri, Regarde dans la mer, Nathan, collection Petit Nathan, les livres des bébés, 2012, 14 p. 13€90
Voici un très beau livre pour les petits. C’est une exploration du bleu nuit, le bleu de la mer et de ses profondeurs. Rien, ici, de documentaire. Il s’agit d’une invitation à rêver et, selon la pédopsychiatre Catherine Jousselme, d’un ouvrage qui facilite l’endormissement. Les couleurs sont vives, sur le bleu profond, mais tout est douceur, calme et tendresse. C’est un livre apaisant, qui invite à l’observation et suscite l’échange avec l’enfant.

Hayashi Emiri, Regarde dans la neige, Nathan, collection Petit Nathan, les livres des bébés, 2012, 14 p. 13€90
Exploration du blanc de neige et du gris, l’ouvrage fait ressortir des personnages fluorescents et des éléments du paysage en vif argent brillant. Le texte ne sert à rien, puisqu’il redit ce que l’on voit, mais les scènes des doubles pages ouvrent le tout petit au monde. La douceur de la neige est interrogée, tout comme sa propension à recouvrir le sol, les arbres… Le petit personnage, un lapereau gris en feutrine agréable au toucher et par le regard duquel le bébé explore les scènes, sert de passeur, de personnage transitionnel aimerait-on presque dire. Le livre devient, par lui un éloge de la curiosité.

Hartley Jill, Croise les doigts ! Didier jeunesse, 2012, 24 p. 6€60
Cette succession d’œuvres d’art en format de poche (12,5 x 12,5 cm) constitue un imagier aux couleurs de la ville. L’ouvrage traque le motif figuré par le croisement des deux doigts de l’enfant qui est en couverture. Cet album insolite est une invitation à rechercher autour de soi le même motif. Il n’y a aucune histoire, et c’est aussi un intérêt de ce livre : ne pas se servir de la facilité de la narration. L’image doit, seule intéresser, captiver l’attention. Cela impose une démarche de patience et d’interprétation. On imagine l’intérêt pour le pédagogue : il peut inviter les élèves à traquer les motifs qui les entourent dans le milieu même de l’école, appareil photographique en main ; puis, ils seraient invités à composer un livret de ces motifs relevés, avec une interprétation par le texte ou la vidéo signée pour les classes avec de jeunes sourds signant.

Wehrli Ursus, Photos en bazar, Milan, 2013, 48 p. 14€95
Cet ouvrage hors collection est un régal pour le regard. L’auteur, typographe de formation, s’attaque à la réorganisation du contenu même de vingt et une photographies… D’une branche, il fait un ensemble de bâtonnets sériés selon leur hauteur ; d’un parking de voitures, un damier de couleurs en rassemblant les automobiles par ce critère ; d’une assiette de vermicelles abécédaires, un tableau de lettres en ronds ; d’une carte du métro, un panneau non identifié de mots et de motifs graphiques, de bretzels deux bandes parallèles de bâtonnets. Bref, à travers la photographie, c’est tout le monde de l’univers des formes, du dessin et de l’art qu’il convoque. Une piste de ski encombrée devient un tableau abstrait saturé de traits multicolores avec abstraction de tout corps humain.
Mais ce travail incite le regardeur / lecteur à mieux observer, à trouver lui-même les composantes des photographies dans le but de les détourner. L’oeuvre comme détournement de l’image, voilà l’art d’Ursus Wehrli. C’est le régal du regard.
Philippe Geneste

10/03/2013

si loin du monde et pourtant si près

David François, Un rêve sans faim, illustré par Olivier Thiébaut, mØtus, 2012, 48 p.14€
Comment parler de la faim sans faire un documentaire ni une fiction réaliste ? Comment parler de la faim sans s’appuyer sur les ressorts de l’émotion ? Comment poser le problème de la faim dans le monde en évitant le compassionnel si à la mode en littérature jeunesse ? Comment permettre aux enfants de se construire une représentation de la faim dans le monde sans utiliser de photographies chocs ?
La réponse à ces questions de fond, François David la trouve dans la poésie. La poésie, parce qu’elle unit le lecteur au réel par le langage lui propose de construire lui-même ce réel. C’est pour cela, d’ailleurs, que la poésie est réputée être difficile d’accès. En réalité, la poésie, une certaine poésie en tout cas, est seulement respectueuse du lecteur, lui permettant de construire une interprétation du monde :
« C’est le soir
Des enfants attendent
de manger
ils attendent encore
et encore et encore
ils pleurent
et leur maman
doit réchauffer les pierres
dans la marmite
pour les faire patienter
encore et encore un peu
jusqu’à ce qu’ils puissent s’endormir »
Le rythme, les métaphores sont contenus dans la simplicité des vers. L’anagramme engramme la conscience des lecteurs et lectrices : espoir est dans poires, infâme dans famine.
Aujourd’hui où les banques spéculent à la hausse tendancielle des prix des denrées, donc condamnent des millions d’êtres humains
« Je traverse
aux feux rouges
en courant »
six seconde de lecture,
« Toutes les six secondes, dans le monde
Un enfant meurt de faim ».
Le livre engage évoque que 70% de la population paysanne souffre de la faim :
« On fait pousser la canne  sucre
pour donner à manger aux voitures ».

Le pari poétique du texte se joue également dans le travail d’illustration qui, réaliste, aurait annulé l’œuvre textuelle. Olivier Thiébaut a choisi le collage, la juxtaposition de matières, pour suggérer l’univers de la faim, mais en procédant, toujours, indirectement. On ne voit aucun corps, seulement des objets, des aliments, bref, une étoffe des vies et des rêves de vie.
Un rêve sans faim ouvre ainsi l’enfant lecteur à l’imaginaire pour traiter d’une question d’actualité vive : un milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde, soit un humain sur sept.
Un rêve sans faim ne dénonce pas, il laisse oeuvrer la conscience en permettant à l’enfant lecteur d’ouvrir les yeux, de faire attention, au-delà de lui, à l’univers des hommes et des femmes qui l’entoure, d’y prendre attention pour forger, lui-même, ses propres intentions sociales :
« Radidja
Petite fille de deux ans
Aux yeux si sérieux
A côté de sa maman
Au regard sans regard »
Geneste Philippe