Tan Shaun, La Chose perdue, traduit de l’anglais (Australie) par Anne Kief, Gallimard jeunesse, 2012, 32 p. + dvd, 22€50
Voici un double chef-d’œuvre : un album et un court-métrage, les deux réalisés par l’artiste Shaun Tan, dont l’œuvre inclassable se poursuit ici. En réalité, l’album est paru en Australie en 2000 et le film d’animation a reçu l’Oscar du meilleur court-métrage d’animation 2011 après le prix Cristal du festival international d’Annecy 2010. Le film dure quinze minutes mais des commentaires, un entretien (en anglais) avec l’auteur, des documents s’ajoutent à ces quinze minutes.
L’histoire est une allégorie de la curiosité comme source de la connaissance et fondement de l’humanité. Corollaire de la curiosité, l’ingénuité au sens assure le grandissement de l’humain, est le gage de son non enfermement dans le conservatisme. C’est que l’ingénuité c’est la qualité de ce qui est libre, de ce qui fait naître libre la personne dans le monde. Avec l’ingénité, autre orthographe ancienne du mot, l’être humain scrute ce qui l’entoure en en cherchant les modalités propres d’existence, sans volonté de se l’approprier mais à l’inverse de la comprendre. Le récit en image est alors un manifeste pour le regard d’ingénité, puisqu’il s’agit de voir le monde pour le com-prendre, le prendre avec soi et ainsi, le concevoir dans toute sa diversité de manifestations. La luxuriance des dessins de Shaun Tan, sa boulimie d’inventions de créatures improbables entre animal, humain et chose, flirtent avec une interprétation animiste de l’univers. Mais, la narration, assurée par le personnage principal, l’ingénu un peu naturaliste ou urbaniste au sens de catalogueur et classificateur des organismes et objets trouvés par monts et par rues, contraint à l’interprétation allégorique de son aventure. Car, en effet, on est bien dans une aventure : le narrateur collectionneur de capsules de bouteille, découvre sur une plage, un objet non identifiable, visiblement pas vraiment à sa place. La chose perdue sait communiquer, s’anime en compagnie. Le narrateur, cherche à savoir ce dont il s’agit et comme elle ne ressemble à rien, décide de la déposer au Bureau Fédéral du Bric-à-Brac. Une scène kafkaïenne s’ensuit, et le narrateur, heureusement averti par un travailleur technicien des surfaces du lieu obscur, repart avec la chose. Suivant les indications glissées dans sa poche par le travailleur du BFBB, indication qui représente une flèche isolée sur un morceau de papier (ce qui signe une non-indication) la chose et le narrateur aboutissent à un espace parallèle, une utopie des choses improbables, des êtres fantastiques et fantasques, où règne la lumière de l’éveil, de la connaissance non enfermée dans la parasse grise du conservatisme et des étroitesses de vue.
L’univers de Shaun Tan est à la croisée du surréalisme, de la satire sociale, de l’onirisme poétique avec un fond non d’humanisme mais de pacifisme. Que le lecteur emporte comme une problématique de sa vie cette ultime interrogation du narrateur : « Je pense encore de temps en temps à cette chose perdue. Surtout quand j’aperçois du coin de l’œil quelque chose qui ne colle pas (…) Toutefois, j’en vois de moins en moins ces derniers temps. Peut-être n’y en a-t-il plus beaucoup. A moins que j’aie cessé de les remarquer. Trop occupé à autre chose, j’imagine ».
Tan Shaun, L’Oiseau roi et autres dessins, traduit de l’anglais (Australie) par Anne Kief, Gallimard jeunesse, 2012, 132 p., 18€
Il s’agit de carnets, d’ébauches, de premières moutures, de variantes de dessins devant composer ou préparant les œuvres de l’auteur entre 2002 et 2012. L’édition française traduit les commentaires mêmes de Tan placés à l’intérieur des dessins, ce qui aide à la compréhension des planches. Les « images ne sont pas préconçues puis dessinées, elles sont conçues en étant dessinées ». On y trouve, bien sûr, et avec quel régal, une multitude de créatures imaginaires, des story-boards, mais aussi des croquis pris sur le vif. On trouve notamment une série de petits dessins, dont, nous dit l’auteur, chacun « a été exécuté en une seule séance de deux heures » et qui n’étaient pas destinés à la publication. Tournons les pages :
*Une première section rassemble des « histoires non racontées » : il s’agit de dessins isolés qui portent en eux, si on veut bien s’interroger sur ce qu’ils dé-signent, d’où provient leur con-figuration, toute une histoire par métonymie. C’est le contexte social, psychologique, biologique, historique du lecteur qui va lancer, inévitablement, une histoire. Cela rejoint cette affirmation de Shaun Tan : « L’un des grands plaisirs qu’il y a à dessiner, c’est que le sens peut être perpétuellement différé, et qu’on n’est pas vraiment obligé de “dire” quelque chose quand on travaille dans le secret de son carnet de dessins »
Dans ces carnets comme dans La Chose perdue, mais comme dans toute œuvre de Shaun Tan, il y a comme une problématique toujours rémanente : comment être libre du sens ? Je dis libre du sens et non pas libéré du sens, car, au fond, on donne toujours, à toute chose, du sens, donc tout nous fait signe et l’humain signe toute chose, en-signifie le monde, l’en-signe. Être libre du sens c’est aborder le monde avec la sensorialité humaine. A une époque au zénith de la superficialité, de l’aliénation, devenir libre du sens ce serait réussir, comme le narrateur de La Chose perdue, à se défaire de ce qui fait autorité, de l’autorité à sens unique.
*La seconde section s’intitule « Livre, théâtre et film ». On y trouve des essais pour La Chose perdue, que le dvd ne comporte pas dans sa partie documents, le story-board, mais aussi des griffonnages, des esquisses pour d’autres projets.
*La troisième section rassemble des « dessins d’après nature ». On s’y rend compte que l’univers imaginaire des œuvres de Tan s’appuie sur l’étude du monde familier qui l’entoure, êtres et choses et surtout, l’interaction entre eux et l’environnement. Ainsi, la chose perdue de l’histoire du même nom est-elle perdue parce que, de toute évidence, elle n’est pas « vraiment à sa place », donc, le déclencheur de l’histoire est une non-adéquation observée entre un objet et son environnement.
*L’ultime section du volume rassemble des extraits de carnets de petit format. On y trouve les petits dessins, des crayonnages spontanés, des croquis divers. Deux réflexions viennent alors à l’esprit.
D’une part, c’est la proximité qu’il y a entre l’action créatrice et l’action de lecture. En effet, dans les deux cas, c’est la qualité du regard donc la capacité à s’arrêter, à attendre que vienne une compréhension de ce qui se présente à soi qui sont sollicitées. Shaun Tan écrit même, page96 : « Ces esquisses peuvent m’aider à envisager de manière plus approfondie un intérêt passager, en prenant le temps de m’arrêter et de regarder ».
D’autre part, c’est le lien entre le non-sens et le sens. En effet, sur une page de carnet voisinent des dessins divers. Or, Tan nous dit dans le même texte qu’ « il est étonnant de voir quel sens sortira du non-sens et combien la juxtaposition sur une même page d’images disparates peut produire un effet inattendu, en faisant émerger des idées qui autrement auraient pu rester cachées sous les vagues ». Et il en va souvent de même à la lecture si celle-ci se fait curieuse, attentive, ouverte à l’in-connu.
Pour conclure, on retrouve dans L’Oiseau roi et autres dessins une des significations centrales de La Chose perdue, c’est-à-dire la curiosité et donc l’ingénité qui l’accompagne quand elle est créatrice. Voici comment Shaun Tan, page 36 définit « l’état d’esprit pour bien dessiner » : « une pure et simple curiosité ». C’est ainsi, lecteur, que l’on pourra peut-être un jour savoir et voir à quoi un monde transformé ressemblerait….
Geneste Philippe