Pour sa centième parution, le blog lisezjeunessepg a choisi d’évoquer deux ouvrages anciens. La littérature de jeunesse subit la loi du marché qui est une loi de l’oubli. Seuls des classiques y échappent ou bien des ouvrages retenus par des institutions influentes. Or, des perles sont publiées, qui s’effacent le temps passant. Le travail des chroniqueurEs se doit de tenir en défiance cette déification des nouveautés, équivalente en littérature du culte contemporain de la jeunesse. ♦
ELLIOT Patricia, Murkmere, trad. de l’anglais (GB) par PINCHOT A., Casterman, 2006, 312 p. 12€
La narratrice, Aggie, est âgée de 15 ans lorsqu'elle est appelée au château de Murkmere, pour devenir demoiselle de compagnie de Leah, la fille du maître du village et du domaine. Elle quitte alors sa tante Jennet qui l'avait recueillie, l'entourant de soins et d'amour, dès l'âge de deux ans, après la mort de sa mère Elisa. Ancienne institutrice, Jennet lui a appris à lire.
Dans un univers glacial et embrumé, entouré de hauts murs, de lourdes et étranges histoires, le château de Murkmere est effrayant. Leah, la fille du châtelain, âgée de 16 ans, paraît hautaine et fantasque, toujours attirée par l'étang où, malgré les interdictions, elle va caresser des cygnes majestueux. Aggie essaie de la comprendre et devient son amie. Le châtelain, ministre de la contrée sous l'autorité du Grand Protecteur et membre de la Ministration, est un infirme. Il a doté son fauteuil roulant de barreaux d'où ses bras ne peuvent sortir. Cette cage symbolise l'univers d'enfermement de Murkmere : emprisonnement des pensées closes dans une mythologie où les oiseaux sont des divinités ; où l'on ne peut ni réfléchir ni lire autre chose que des textes convenus. Silas, l'intendant du château, est le gardien de ces interdits. Il maltraite les jeunes servantes, essaie de séduire Aggie qui se refuse.
Aux alentours du château, la révolte du peuple gronde. Elle sera matée. Le maître donne des cours à sa fille dans l'inaccessible beffroi. Bravant la loi, Aggie se glissera dans ce lieu et découvrira des livres interdits. Elle va apprendre que Leah – dont la mère, Blanche, est morte à sa naissance – a été confiée en nourrice à Jennet, la tante d'Aggie. L'origine de Leah, longtemps cachée, va peu à peu se dévoiler.
Au début, jeune fille timide, Aggie s'enhardit jusqu'à aider Leah à découvrir sa véritable identité et à s'échapper d'une condition qui l'emprisonne. Elle est une Avia, créature mi-humaine mi-oiseau pour qui toute attirance à la liberté est un danger. Du moins, aux yeux de son père. Aggie comprend alors pourquoi le père s'est lui-même enfermé : il connaît les pulsions violentes dont il est la proie et les retient ainsi. C'est là tout un univers fantastique, lié à la généalogie qui s'ouvre à la compréhension du lecteur. Puisant dans les superstitions communes et le folklore britannique, Patricia Elliott ramène son récit à une dimension en décalage avec l'heroïc fantasy, lui préférant l'ancrage dans les traditions imaginaires populaires. Murkmere devient, alors, un livre des destins croisés.
A la fin de l'été, la grande cérémonie officielle dédiée à Leah pour l'anniversaire de ses 16 ans, se transforme en une cérémonie macabre. Le maître va mourir, Silas et le Grand Protecteur veulent usurper l'héritage avec le projet de mettre Leah en cage et l'exhiber en tout lieu dans une exécration de la nature hybride des êtres, créatures maudites de la religion officielle. Leah comprend alors pleinement sa véritable origine, et son attachement à la robe de plume trouvée dans l'étang, lors d'une ancienne escapade : c'est la peau de sa mère, lors de sa métamorphose en cygne. Leah n'a plus de doute, dès lors, sur sa nature hybride. Avec la complicité d'Aggie, elle va s'échapper pour retrouver son identité perdue. Le père, qui craint pour la vie de sa fille, a décidé, alors, en cachette, de faire d'Aggie son héritière, contre les vues du Grand Protecteur et de l'intendant.
Ce livre est comme un conte mais au contraire d'un conte, la fin n'est pas dans la rencontre du prince charmant, ou le tout est bien qui finit bien. Aggie, héritière du domaine de Murkmere, s'emploie à y réaliser un projet de société égalitaire. On pense à l'héroïne de Pullman, dans La Croisée des mondes, qui doit, à la fin de la trilogie quitter le monde des désirs pour accéder au monde des réalités, et s'y assumer. Cependant, c'est la poésie qui clôt Murkmere :
"Puis je vis le cygne solitaire. Ses ailes, auréolées de lumière, battaient l'air avec énergie, au rythme d'un cœur. Son cou était tendu, d'un blanc éclatant sur le ciel obscurci. Il s'éloigna de Murkmere, résolu, puis se perdit parmi les nuages."
Annie Mas
Bascou Didier, La Révolte des dièses, L'Harmattan jeunesse, 2005, 149 p., 13 €
Cet ouvrage est un très bon roman passé inaperçu chez les spécialistes de la littérature de jeunesse. Nous l'avions chroniqué en son temps et l'avons relu pour cette chronique. Sur le fond d'une contre-utopie, le Claviland, pays du piano dirigé par un dictateur Maestro suprême. Celui-ci fait interdire la pratique à toute la population dont c'est le langage traditionnel essentiel. A partir de cette situation, se met en branle le récit d'une résistance à l'oppression et d'une désobéissance populaire. Une répression terrible s'abat sur le peuple. Une alliance s'opère entre les musiciens et le peuple qui aboutira à la victoire sur la dictature.
escarpit françoise (présentés et analysés par), Marcos sous le passe-montagne. Discours du sous-commandant Marcos, collection "les documents Syros", éditions Syros, 2006, 160 p. + port folio de 8 pages, 10€ ; Sous-commandant marcos (racontée par) domi (illustrée par), La Grande histoire des couleurs, traduit de l'espagnol par Françoise Escarpit, éditions Syros, 2006, 48 p., 14€
Le premier ouvrage rassemble des discours du sous-commandant Marcos prononcés entre 1992 et 2003. Françoise Escarpit les a répartis en cinq chapitres encadrés par deux chapitres (le premier et le septième) qui permettent au jeune lecteur de se repérer et d'avoir une meilleure compréhension de ce qu'il va lire. Soit le sommaire suivant : 1 ancêtres et héritiers, 2 Le Chiapas des indiens et des guérilleros, 3 Les Raisons d'une insurrection, 4 Vie et mort des enfants indiens, 5 La Couleur de la Terre, 6 Un Rêve rêvé par les cinq continents, 7 enlever le passe-montagne et faire tomber les masques. A cela s'ajoute une introduction, une carte du Mexique avec les divers états et leur capitale et une carte du Chiapas, une conclusion, une filmographie, une bibliographie, un glossaire et une petite chronologie zapatiste. Le format du livre est confortable et les pages très aérées. C'est une réussite car le style, aussi, est très clair. La question du rapport avec le pouvoir central, avec la gauche institutionnelle, le rôle des femmes, le projet éducatif et sanitaire etc. sont mis à la portée du jeune lectorat dès l'âge de 14 ans… et des adultes qui ne manqueront pas de venir grossir le lectorat de cet ouvrage. Le travail d'édition de Françoise Escarpit est, ici, à louer.
Pour le second ouvrage, c'est un conte d'un vieil indien rapporté par le Sous-Commandant Marcos (qui, lui-même, n'est pas indien mais métis). Plutôt que d'un conte, il s'agit plutôt d'une fable en hommage à la diversité des êtres humains sur la terre, un hymne à la richesse de la variété des peuples. Les peintures de Domi (Gloria Domingo Manuel) rencontrent intensément le verbe poétique du texte. Ainsi naît la grande aventure de l'humanité, d'une humanité à repenser dans le respect de sa diversité. Ce second ouvrage est véritable livre d'art. Redonnant au peuple la maîtrise de son langage, qui cherche à approfondir l'autonomie de son imaginaire. ", le livre perpétue une image de la révolution zapatiste, qui allie littérature, tradition orale locale et réflexion politique. On y retrouve cette persistance d'une parole jamais solitaire, toujours duelle au moins (« nous sommes deux pour discuter » répondit-il à Montalban dans un entretien paru en 2003 aux 1001 nuits, dans Marcos. Le Maître des miroirs), plurielle le plus souvent
Geneste Philippe