Anachroniques

26/10/2012

la littérature contre la guerre

Dumont, Jean-François, La Petite Oie qui ne voulait pas marcher au pas, éditions Père Castor - Flammarion, collection Les p’tits albums, 2012 (1ère éd. 2007), 32 p., 530
                6/10 ans et plus.
Une petite oie, Zita, vient de naître. Et la voilà entraînée par le troupeau marchant au pas et emmené par un chef de troupe fier de son autorité. Seulement voilà, Zita n'est pas dans le rythme et ça trouble, ça trouble, ça heurte l'oreille inspectrice du chef. Alors il s'arrête, repère la récalcitrante à l'ordre de marche, lui fait les gros yeux et l'expulse.Zita repart à la ferme, triste, triste. Quand le troupeau rentre, elle part à son tour à la mare. Elle a beau faire, le pas de l'oie, elle n'en veut pas. Or, les animaux sont attirés par son rythme. Il n'est pas binaire, il est riche, et chacun y va de son onomatopée propre : le cochon, la vache, le mouton, le pic-vert : splach, snif, splach, toc et snif resplach, toc snif, splach toc splach snif. Même les oies rentrées décident désormais de la suivre et de laisser le chef à son obsession d'ordre. Une harmonie rythmique unit les animaux de la ferme. Voilà comment est née la musique de la ferme. Un beau conte anti-fasciste diront certains, anti-militariste diront les autres, anti-hiérarchiste enfin. Il serait bien qu'effectivement un rien puisse faire se lever les dignités dans le corps social assombri par trop de soumission. L'illustration classique de Dumont officie parfaitement avec le bouquet humoristique final de l'album.

Rascal, La Nuit des cages, illustrations de Simon Hureau, Didier Jeunesse, 48 p., 2008, 1290
Cet ouvrage est un chef d’œuvre. L’art de Hureau est magistral et le texte de Rascal d’une fine composition. C’est un ouvrage novateur dans sa structure en cela que le texte précède les illustrations qui, après sur plusieurs pages viennent signifier l’histoire narrée dans ce qui précède. Cette innovation permet de faire suivre à un jeune enfant l’histoire et elle permet, également, au lecteur plus grand ou adulte de se lancer dans une histoire en images.
Les images, justement, sont exceptionnelles. Au texte moyenâgeux, Hureau fait correspondre une dentelle d’encres de chine avec de larges aplats noirs ou blancs. Les pages de texte, elles, sont illustrées sur fond vert, les motifs de l’illustration étant en noir.
Littéralement, le livre raconte deux évasions.
Symboliquement, il est une réflexion sur l’émancipation que les auteurs interprètent comme indissociable de la conquête de la liberté. Il s’agit, pour le héros puis le héros et l’héroïne, d’échapper à l’armée puis à l’armée et à l’Eglise ou aux sectes. L’héroïne s’avèrera être une Mélusine, le héros un fils de l’ogre. Mais ils vivront loin de la famine et des guerres. C’est la revanche des déviants des histoires édifiantes de l’enfance et de la jeunesse, la victoire de l’amour en liberté qui fait pousser des ailes aux rebelles du monde d’en bas.
Geneste Philippe


21/10/2012

contes du monde

Appolinaire Marie-Hélène, Commère Waiwai et Commère Sisi, conte amérindien de Guyane, bilingue kali’na-français, illustrations Sess, révision orthographique de la version kali’na : Isabelle Appolinaire, Marie Hélène Appolinaire, Wellya Jean-Jacques, Odile Lescure, Paris, l’Harmattan, 201216p. 7€
Les Kali’na longtemps appelés Galibi par les français forment un des peuples amérindiens des plateaux des Guyanes. « L’histoire se déroule au temps où les animaux parlaient avec les hommes ». Les personnages sont deux tortues, l’une laborieuse et l’autre paresseuse et dilettante. On peut y voir une variante de la cigale et la fourmi. Mais le conte est moins sombre que la fable. En effet, la drôlerie est mise au service d’une morale de l’entraide contre toute forme d’égoïsme. La valeur de ce petit album est d’ouvrir le jeune lectorat à une culture. Les mots francisés sont définis en note. C’est une lecture idéale et pour travailler le conte et pour ouvrir les enfants ou élèves aux peuples du monde. L’écriture y est simple, mais pas mièvre et parsemée de mots kali’na qui feront la joie de la découverte linguistique chez les jeunes.

Yeong-hee Lim, La Fontaine au miracle, illustrations de Claire Degas, Père Castor/Flammarion/Chan Ok, collection Perles du ciel, 2011, 32 p. 13€
Derrière le récit mythologique de la fontaine de jouvence, se cache l’interrogation sur la jeunesse : peut-elle être éternelle ? Une autre question est posée, celle de l’adoption. Enfin, une autre problématique voit le jour au fil des pages, celle du désir à travers l’aspiration à l’excès de possession. 

Bechet Marc et Rai Kumar Yadav, La Princesse guenon. Contes du Népal, L’Harmattan, 2012, 86 p. 11€50
Avant de rendre compte du contenu du livre, un mot sur l’auteur de 32 ans Yadav Kumar Rai. Il est handicapé par un angiome facial et, ses études accomplies, se retrouve au chômage. Il œuvre, au Népal, auprès d’un centre d’hébergement pour enfants abandonnés et avec une école de Basa, son village d’origine. Il traduit des contes français et recueille des contes népalais, dans le cadre d’un échange culturel avec l’association Au Népal en France, partager les contes. Après l’excellent volume consacré aux Contes et coutumes Khaling Rai, Kumar Yadav Rai, lui-même issu du peuple opprimé des Khaling Rai, propose ici des légendes et des contes, intelligemment séparés par Marc Bechet.
La lecture des neuf récits étonne par les échos qu’ont ces histoires avec celles des contes européens. Nulle étrangeté, au fond, puisqu’il s’agit de la même culture indoeuropéenne. Mais c’est toujours important, contre le nationalisme toujours aux aguets avec son cortège d’intolérance, de faire prendre conscience à l’enfant que les peuples dialoguent entre eux à travers leurs cultures. Bien sûr, la tonalité des récits divergent, ce qui est une manière de souligner la spécificité des identités des peuples, identité dans le sens donné au mot par J-C Bailly, « un ensemble de tonalités extraordinairement divergentes », et non pas dans l’acception essentialiste souvent raciste d’une essence intangible et source de hiérarchie entre les peuples. Ainsi, La princesse guenon ressemble fort au conte Les trois plumes des frères Grimm, La bravoure d’un paresseux se rapproche d’un fabliau tandis que Le crabe et ses amis fait un clin d’œil à la fable. Laurent Vignat, qui, dans un avant-propos concis mais précieux, démontre les rapprochements culturels ci-dessus mentionnés, appelle L’Anthropologie structurale de Levi-Strauss pour souligner que somme toute, les hommes ont inventés les mythes puis les légendes parce qu’ils se posaient les mêmes questions face aux énigmes et mystères des manifestations de la nature et de l’univers. Et il ne fait pas de doute que le domaine du conte est le domaine où l’unité des civilisations mentales humaines se dessine le plus clairement.
Deux contes parleront aux enfants des écoles et des collèges : Le Yéti et Comment se débarrasser des yétis. On pourrait même commencer la lecture du livre par eux car ils permettent d’installer sans difficulté la provenance géographique de ces contrécits.
A la fin de chaque conte ou légende, Kumar Yadav Rai a mentionné de qui il tenait l’histoire ou bien à qui il l’avait empruntée. On s’aperçoit, alors, que certains des textes ne sont pas des textes ancestraux, mais des écritures sinon contemporaines en tout cas non traditionnelles. Mais n’est-ce pas le lot des contes d’être contés au présent de chaque génération et donc de vivre de la réécriture voire de l’écriture suggérée par les mythes qui habitent l’humanité tapis au fond de chacun et chacune ?
Geneste Philippe

14/10/2012

Contre l'oubli

Pour sa centième parution, le blog lisezjeunessepg a choisi d’évoquer deux ouvrages anciens. La littérature de jeunesse subit la loi du marché qui est une loi de l’oubli. Seuls des classiques y échappent ou bien des ouvrages retenus par des institutions influentes. Or, des perles sont publiées, qui s’effacent le temps passant. Le travail des chroniqueurEs se  doit de tenir en défiance cette déification des nouveautés, équivalente en littérature du culte contemporain de la jeunesse. ♦

ELLIOT Patricia, Murkmere, trad. de l’anglais (GB) par PINCHOT A., Casterman, 2006, 312 p. 12

La narratrice, Aggie, est âgée de 15 ans lorsqu'elle est appelée au château de Murkmere, pour devenir demoiselle de compagnie de Leah, la fille du maître du village et du domaine. Elle quitte alors sa tante Jennet qui l'avait recueillie, l'entourant de soins et d'amour, dès l'âge de deux ans, après la mort de sa mère Elisa. Ancienne institutrice, Jennet lui a appris à lire.
Dans un univers glacial et embrumé, entouré de hauts murs, de lourdes et étranges histoires, le château de Murkmere est effrayant. Leah, la fille du châtelain, âgée de 16 ans, paraît hautaine et fantasque, toujours attirée par l'étang où, malgré les interdictions, elle va caresser des cygnes majestueux. Aggie essaie de la comprendre et devient son amie. Le châtelain, ministre de la contrée sous l'autorité du Grand Protecteur et membre de la Ministration, est un infirme. Il a doté son fauteuil roulant de barreaux d'où ses bras ne peuvent sortir. Cette cage symbolise l'univers d'enfermement de Murkmere : emprisonnement des pensées closes dans une mythologie où les oiseaux sont des divinités ; où l'on ne peut ni réfléchir ni lire autre chose que des textes convenus. Silas, l'intendant du château, est le gardien de ces interdits. Il maltraite les jeunes servantes, essaie de séduire Aggie qui se refuse.
Aux alentours du château, la révolte du peuple gronde. Elle sera matée. Le maître donne des cours à sa fille dans l'inaccessible beffroi. Bravant la loi, Aggie se glissera dans ce lieu et découvrira des livres interdits. Elle va apprendre que Leah – dont la mère, Blanche, est morte à sa naissance – a été confiée en nourrice à Jennet, la tante d'Aggie. L'origine de Leah, longtemps cachée, va peu à peu se dévoiler.
Au début, jeune fille timide, Aggie s'enhardit jusqu'à aider Leah à découvrir sa véritable identité et à s'échapper d'une condition qui l'emprisonne. Elle est une Avia, créature mi-humaine mi-oiseau pour qui toute attirance à la liberté est un danger. Du moins, aux yeux de son père. Aggie comprend alors pourquoi le père s'est lui-même enfermé : il connaît les pulsions violentes dont il est la proie et les retient ainsi. C'est là tout un univers fantastique, lié à la généalogie qui s'ouvre à la compréhension du lecteur. Puisant dans les superstitions communes et le folklore britannique, Patricia Elliott ramène son récit à une dimension en décalage avec l'heroïc fantasy, lui préférant l'ancrage dans les traditions imaginaires populaires. Murkmere devient, alors, un livre des destins croisés.
A la fin de l'été, la grande cérémonie officielle dédiée à Leah pour l'anniversaire de ses 16 ans, se transforme en une cérémonie macabre. Le maître va mourir, Silas et le Grand Protecteur veulent usurper l'héritage avec le projet de mettre Leah en cage et l'exhiber en tout lieu dans une exécration de la nature hybride des êtres, créatures maudites de la religion officielle. Leah comprend alors pleinement sa véritable origine, et son attachement à la robe de plume trouvée dans l'étang, lors d'une ancienne escapade : c'est la peau de sa mère, lors de sa métamorphose en cygne. Leah n'a plus de doute, dès lors, sur sa nature hybride. Avec la complicité d'Aggie, elle va s'échapper pour retrouver son identité perdue. Le père, qui craint pour la vie de sa fille, a décidé, alors, en cachette, de faire d'Aggie son héritière, contre les vues du Grand Protecteur et de l'intendant.
Ce livre est comme un conte mais au contraire d'un conte, la fin n'est pas dans la rencontre du prince charmant, ou le tout est bien qui finit bien. Aggie, héritière du domaine de Murkmere, s'emploie à y réaliser un projet de société égalitaire. On pense à l'héroïne de Pullman, dans La Croisée des mondes, qui doit, à la fin de la trilogie quitter le monde des désirs pour accéder au monde des réalités, et s'y assumer. Cependant, c'est la poésie qui clôt Murkmere :
"Puis je vis le cygne solitaire. Ses ailes, auréolées de lumière, battaient l'air avec énergie, au rythme d'un cœur. Son cou était tendu, d'un blanc éclatant sur le ciel obscurci. Il s'éloigna de Murkmere, résolu, puis se perdit parmi les nuages."
Annie Mas

Bascou Didier, La Révolte des dièses, L'Harmattan jeunesse, 2005, 149 p., 13

Cet ouvrage est un très bon roman passé inaperçu chez les spécialistes de la littérature de jeunesse. Nous l'avions chroniqué en son temps et l'avons relu pour cette chronique. Sur le fond d'une contre-utopie, le Claviland, pays du piano dirigé par un dictateur Maestro suprême. Celui-ci fait interdire la pratique à toute la population dont c'est le langage traditionnel essentiel. A partir de cette situation, se met en branle le récit d'une résistance à l'oppression et d'une désobéissance populaire. Une répression terrible s'abat sur le peuple. Une alliance s'opère entre les musiciens et le peuple qui aboutira à la victoire sur la dictature.

escarpit françoise (présentés et analysés par), Marcos sous le passe-montagne. Discours du sous-commandant Marcos, collection "les documents Syros", éditions Syros, 2006, 160 p. + port folio de 8 pages, 10 ; Sous-commandant marcos (racontée par) domi (illustrée par), La Grande histoire des couleurs, traduit de l'espagnol par Françoise Escarpit, éditions Syros, 2006, 48 p., 14

Le premier ouvrage rassemble des discours du sous-commandant Marcos prononcés entre 1992 et 2003. Françoise Escarpit les a répartis en cinq chapitres encadrés par deux chapitres (le premier et le septième) qui permettent au jeune lecteur de se repérer et d'avoir une meilleure compréhension de ce qu'il va lire. Soit le sommaire suivant : 1 ancêtres et héritiers, 2 Le Chiapas des indiens et des guérilleros, 3 Les Raisons d'une insurrection, 4 Vie et mort des enfants indiens, 5 La Couleur de la Terre, 6 Un Rêve rêvé par les cinq continents, 7 enlever le passe-montagne et faire tomber les masques. A cela s'ajoute une introduction, une carte du Mexique avec les divers états et leur capitale et une carte du Chiapas, une conclusion, une filmographie, une bibliographie, un glossaire et une petite chronologie zapatiste. Le format du livre est confortable et les pages très aérées. C'est une réussite car le style, aussi, est très clair. La question du rapport avec le pouvoir central, avec la gauche institutionnelle, le rôle des femmes, le projet éducatif et sanitaire etc. sont mis à la portée du jeune lectorat dès l'âge de 14 ans… et des adultes qui ne manqueront pas de venir grossir le lectorat de cet ouvrage. Le travail d'édition de Françoise Escarpit est, ici, à louer.
Pour le second ouvrage, c'est un conte d'un vieil indien rapporté par le Sous-Commandant Marcos (qui, lui-même, n'est pas indien mais métis). Plutôt que d'un conte, il s'agit plutôt d'une fable en hommage à la diversité des êtres humains sur la terre, un hymne à la richesse de la variété des peuples. Les peintures de Domi (Gloria Domingo Manuel) rencontrent intensément le verbe poétique du texte. Ainsi naît la grande aventure de l'humanité, d'une humanité à repenser dans le respect de sa diversité. Ce second ouvrage est véritable livre d'art. Redonnant au peuple la maîtrise de son langage, qui cherche à approfondir l'autonomie de son imaginaire. ", le livre perpétue une image de la révolution zapatiste, qui allie littérature, tradition orale locale et réflexion politique. On y retrouve cette persistance d'une parole jamais solitaire, toujours duelle au moins (« nous sommes deux pour discuter » répondit-il à Montalban dans un entretien paru en 2003 aux 1001 nuits, dans Marcos. Le Maître des miroirs), plurielle le plus souvent

Geneste Philippe

06/10/2012

La lecture se livre en société

Koechlin Lionel, Lecture pour toutous, Gallimard-Giboulées, 2012, 24 p. 12€
Bien sûr on peut lire Lecture pour tous sous Lecture pour Toutous. La pluralité englobe l’animal et l’homme, Koechlin ne prêtant pas aux plantes, même la velléité d’accéder à la lecture, elles appartiennent pourtant au vivant. Première question philosophique de l’album. On n’est certes pas obligé de se la poser.
Bon, d’accord, les chiens, ici, même si l’un d’entre eux fait des efforts, n’y arrivent pas non plus. Il faut dire que le maître est bien traditionnel avec son B.A. ba mais il est gentil. Et puis un maître… Ah ! Décidément ! Maître d’école, maître du chien, ça vous embrouillerait les idées ces homonymies… Oui, donc, j’en étais à dire que le maître du chien intéressé allait devenir l’élève le plus assidu du maître d’école. C’est que le maître devenu aussi intéressé est illettré à qui le maître lettré enseigne la lecture…
Le livre, il nous raconte cela, cette histoire croisée de maîtres et de chiens qui s’invitent dans une salle de classe. Donc, lisons… Il est vrai que les dessins disséminés sur la page, peints en aplats pas plats, faut bien les lire, dans l’ordre un peu mieux que dans le désordre, même si rien n’est obligatoire car on peut les lire dans toutous les sens et y trouver des joies de reconnaissance des toutous.
Puis, au fond, vous l’avez compris, l’histoire est un récit social qui met en scène la fermeture des classes et les groupes sociaux privés de l’accès à la lecture. Or, pour Lionel Koechlin, ce merveilleux graphiste narrateur, la lecture ouvre au monde. Et parce qu’elle ouvre au monde, elle ouvre au bonheur dont le premier est celui de la rencontre : compréhension et rencontre sont synonymes dans cet ouvrage. Alors ce livre pour les enfants de 7 ans, mais qu’on peut leur lire à partir de 4/6 ans, initie aussi à l’éthique de la connaissance dont la lecture est une des conditions dans nos sociétés.
Philippe Geneste