Anachroniques

25/06/2012

Du livre de toutes les couleurs et dans tous les sens

Marutan, Double sens 1 Les animaux, Casterman, 2012, 40 p ; 8€95
Voici un livre à tourner puis retourner sans cesse. C’est un manifeste de la manipulation livresque pour saisir le sens. C’est que d’un côté je vois un lapin et de l’autre un ourson, d’un côté un escargot et de l’autre un cochon, un élan et une pieuvre, un rat et une otarie… C’est un livre de rhétorique de l’image comme les aime les oubapistes, ces partisans en bande dessinée des exercices de style de type oulipien.
Pour quel âge ce livre ? Pour tous les âges. Bien édité, sur du papier agréable, en un format agréable, carré, le texte certes le vouerait plutôt aux 7/8 ans. Toutefois, l’enfant plus jeune aime tout autant tourner les pages, retourner le livre pour son bonheur et susciter le désir de deviner.
Un petit livre judicieux, intelligent, modeste et pertinent. Magnifique création de 20 portraits renversants.

Jay Françoise, Tamanna, princesse d’arabesques, illustrations de Frédérick Mansot, Gallimard, collection Giboulées, 2011, 45 p. 16€50
Cet album au très grand format, conte une histoire d’amour entre un prince et une jeune fille du peuple. Les deux devront s’opposer aux autorités parentales pour que s’accomplissent leurs désirs. Servi par des peintures indianisantes de Frédérick Mansot, aux couleurs chaleureuses et foisonnantes de détails, le récit s’édifie sous nos yeux. En effet, la jeune fille est une magicienne des couleurs et c’est son art qui permettra aux deux amants de se retrouver malgré un sort apparemment contraire. Un très beau livre pour un très beau cadeau.

Genin Cendrine, Mademoiselle Lune, illustrations de Nathalie Novi, Gallimard jeunesse, 2011, 32 p. 12€50
C’est l’histoire d’une petite fille séparée de ses parents par les services sociaux. Elle va de famille d’accueil en famille d’accueil. Son caractère difficile, la fragilité de sa mère, l’absence du père, silhouettent une chaîne causale du récit. Un jour elle est placée chez une dame compréhensive qui permet au lecteur de saisir le déchirement intérieur de la petite fille qui toujours ne cesse de vouloir retourner vivre avec sa mère.
C’est un très beau livre aux illustrations qui magnifient l’histoire la doublant par moment, jamais ne l’imitant. C’est un très beau livre qui échappe au discours moralisateur si courant dans le secteur social.

Guibert Donatella, Bonbons et boutons, traduit de l’italien par Diane Ménard, Gallimard, collection Album junior, 2010, 24 p. 19€50
Un livre magnifique par ses illustrations, drôle et complexe mais très accessible. Nous sommes avec un album à ne mettre dans les mains que des enfants sachant lire. C’est une histoire gourmande et dont l’impertinence masque une moralité toute conservatrice.

Perrault Charles, Cendrillon, Le petit théâtre d’ombres : Cendrillon, Gallimard jeunesse / Giboulées, 1 livre avec des dessins de Juliette Binet + 1 lampe + 5 décors + 10 figurines + le théâtre pop up, 2011, 24€90
Les enfants de 10 ans se régaleront avec ce livre objet. Le livre comprend outre une adaptation (c’est dommage de ne pas avoir mis le texte complet surtout que les illustrations de Juliette Binet donnent une version abstraite du récit et sont une originalité dans l’illustration des contes) du conte, sa mise en dialogue pour le jouer avec le théâtre d’ombres et des indications de mise en scène. C’est à la fois, une propédeutique au théâtre et une invitation guidée à la re-création du conte bien connu des enfants. Cette collection est remarquable, nous l’avions salué lors de son lancement et l’intérêt ne se dément pas. Un très beau livre cadeau.

Chaine Sonia, Besti’Art, Milan, 2011, 42 p. 17€90
S’appuyant sur les mythologies du monde, l’auteure dresse un bestiaire de ces animaux imaginaires inventés par les hommes soit pour expliquer l’inexplicable, soit inventé par les pouvoirs politiques et religions confondus pour faire régner la terreur et l’ordre. Monstres marins, monstres terrestres ou célestes, peintres, sculpteurs, inventent et réinventent, reproduisent et interprètent ces figures imaginaires qui peuplent les représentations sociales humaines. Sonia Chaine permet d’aller à la rencontre de certaines d’entre elles (Sphinx, chimère, stryge, centaure, griffon, sirène, bacchante, phénix, créatures arachnéennes etc.) et c’est autant un régal de la vue qu’un savoureux espace d’érudition, donnés sur grand format italien (31 x 24,5).  Le lecteur se trouve, ainsi, placé devant l’évolution de ces figures ce qui ne manque pas d’enrichir sa compréhension des peuples et de la condition humaine.
Philippe Geneste

18/06/2012

Béa Rodriguez et le choix du récit pour la jeunesse sans parole

Rodriguez Béattrice, Le Voleur de poule, éditions Autrement, collection Histoires sans paroles, 2012, 32 p. 12€ ; Rodriguez Béatrice, La Revanche du coq, éditions Autrement, collection Histoires sans paroles, 2011, 32 p. 12€ ; Rodriguez Béatrice, Partie de pêche, éditions Autrement, collection Histoires sans paroles, 2011, 32 p. 12€
Ces trois ouvrages content des fables. L’unité du dessin et le choix des couleurs douces qui donnent une touche poétique aux pages et doubles pages. Dans chaque cas, on un schéma narratif simple avec situation initiale, péripéties et situation finale aisément identifiables par le jeune lecteur. Dans les deux derniers volumes, la traversée des eaux prend l’allure d’une épopée tragique proche où dragons, créatures inquiétantes menacent les personnages sympathiques que suit l’enfant. Dans les deux derniers, à nouveau, la naissance et donc le sentiment de protection parentale est mis en avant avec une fin toujours heureuse. On ne peut que recommander ces trois volumes où l’absence de texte ne fait qu’ouvrir l’imaginaire enfantin et sa quête d’une vérité du récit.

Trois questions à Béatrice Rodriguez

Pourquoi avoir privilégié l’absence de texte pour raconter vos histoires ?
L'absence de texte est une volonté éditoriale. Au début c'était une carte blanche de la part du directeur artistique Kamy Pakdel. Je l'avais rencontré et au travers de mon travail d'illustratrice, il avait su deviner mon envie de raconter des histoires. Cette formule sans texte m'a bien plu, vu que je n'avais pas l'habitude de travailler avec les mots. Après pour la suite du voleur de poule, il me paraissait logique de rester dans la même collection, donc sans parole.
Qu’est-ce qui vous plait dans ce genre de récit ?
C’est d’être obligée d'aller à l'essentiel, pour que la narration fonctionne. Chaque page doit être en relation avec la précédente sans se répéter, elle doit contenir des indices de temps, d'espace, d'ambiance, d'action, de sentiments.
Je dois donc faire attention aux décors, aux ambiances colorées, à l'expression du corps et du visage des personnages. Les personnages y sont comme des acteurs de films muets, des mimes.
Comment travaillez-vous la couleur ?
J'imagine une ambiance générale pour la page. Après j'essaye de trouver quelle couleur pourrait se rapprocher le plus de cette ambiance de cette lumière. Puis je travaille les détails. Sinon techniquement la couleur est travaillée à l'ordinateur.
Le jaune ocre est très présent, quelle signification lui prêtez-vous donc ?
Pour cette question vous pensez à un album en particulier?
Oui, je pense à Partie de pêche
Pour Partie de pêche, j'ai voulu une ambiance chaude de plage de soleil... Mais, pour Le voleur de poule au début c'est très vert, les nuits sont plutôt bleutées... Pour La Revanche du coq, J'ai voulu une ambiance bleue froide.
Entretien réalisé en avril 2012 par Philippe Geneste

10/06/2012

Liban et Palestine

Saad Michel, Fatine bergère du Liban, Jeunesse L’Harmattan, 2008, 109 p. 12€

C’est un petit livre d’à peine une centaine de pages, avec sa couverture un peu désuète. J’avoue qu’il n’aurait eu aucune chance de retenir mon attention si un collègue et ami ne me l’avait mis entre les mains. A l’intérieur, un petit bijou, un texte simple mais très poétique pour parler de souffrance, d’injustice mais aussi d’amour et d’humanité.
L’histoire se situe au sud Liban, à la veille du dernier conflit avec Israël en 2006. Fatine, jeune bergère chiite dont le frère Mounir appartient au Hezbollah, fait la connaissance inopportune d’un jeune soldat israélien pacifiste, sur la rivière qui sert de frontière entre leurs deux pays. C’est le début d’une histoire d’amour improbable, entre deux êtres que tout sépare, la culture, la religion, la terre, et qui, bien sûr, ne manque pas de nous faire penser à Roméo et Juliette. Le récit a le mérite d’aborder sans manichéisme les relations conflictuelles qu’entretiennent depuis des décennies les israéliens avec les populations arabes qui les entourent.
L’auteur, sans jamais prendre parti, aborde de façon très claire le problème des populations arabes déplacées au Sud Liban et les conséquences pour leur vie quotidienne : deux peuples qui s’observent de loin, persuadés l’un et l’autre que seule une guerre ouverte et intransigeante peut  ramener la paix. « La paix ne se mérite que par la guerre » nous dit Mounir le Libanais, alors que Yonatane, le meilleur ami de notre héros israélien, comme beaucoup de ses jeunes compatriotes, se refuse à remettre en question sa présence sur une terre qui selon lui, leur a été léguée par Dieu. C’est  ainsi que depuis plus de 60 ans,  juifs et  arabes se trouvent dans l’impasse. Seuls, les deux jeunes héros de cette histoire nous proposent une autre alternative vers la paix : la compréhension, le dialogue, la confiance et autant de valeurs allégoriques de leur amour.
Chantal Ribeyrotte

Pour aller plus loin sur le thème du conflit israélo-palestinien deux titres jeunesse :
Zenatti Valérie, Une bouteille dans la mer de Gaza, L’Ecole des loisirs, 2005 166 p.
Valérie Zenatti a beaucoup écrit sur son pays, Israël et la judaïté (Quand j’étais soldate, Le blues du kippour) elle est aussi la traductrice française d’Aharon Appenfeld (Histoire d’une vie, Le garçon qui voulait dormir) considéré comme l’un des plus grands écrivains israélien. Une bouteille dans la mer de Gaza a été porté à l’écran par Thierry Binisti. Le film est sorti en février 2012 sous le titre Une bouteille à la mer.

Si tu veux être mon amie, lettres de Galit Fink et Mervet Akram Sha’ban, Gallimard jeunesse, 1992 165 p.
Cette fiction retrace l’histoire de deux jeunes filles, l'une palestinienne et l'autre israélienne qui s'écrivent durant la période de l'Intifada en 1988.

Pour les plus grands :
Abulhawa Susan, Les matins de Jénine, Pocket, 2009 coll Littérature, 423 p.
Susan Abulhawa est palestinienne, née de parents réfugiés de la guerre des six jours (1967). Elle nous parle de son pays la Palestine, à travers l’histoire d’une famille contrainte de quitter sa terre après le conflit qui suit la création de l’Etat d’Israël en 1948. Un livre pour comprendre les sources d’un conflit qui semble ne jamais vouloir se terminer.      
Ch. R.

03/06/2012

Regard, paysages et récits

Zep, Carnet intime, Gallimard, 2011, 208 p. 25 €
Quel peut être le rapport entre Porquerolles et Katmandou, Myiajima et Florence ou Paris et Taormina ? Un regard.
Un regard aiguisé qui consigne les moments passés à observer l’objet et l’instant.
Un regard qui se focalise ; une main qui trace. Zep est là, dans ces moments de solitude féconde, avec son art du contrepied (Val d’Illiez), sa pudeur (St-Malo) et sa souffrance (Romainmôtier) consignant un intime voyage aux confins de la méditation.
Si cela nous avait échappé au gré des albums, Carnet intime réaffirme le lieu enfoui au plus profond de soi-même, lieu que Zep a su garder et cultiver avec sa propre enfance. Dans un entretien reproduit dans le dossier de presse, Zep explique que le dessin de ces carnets a servi à éradiquer l’angoisse liée au voyage pour ouvrir le champ de l’exploration.
Textes et croquis sont les côtés face et pile d’un unique instant, mise en abyme de la simultanéité révélatrice de « sa chair qui regarde ».
Dominique Broche

Gaultier Christophe, Le Fantôme de l’opéra, d’après l’œuvre de Gaston Leroux, première partie, Gallimard, collection Fétiche, 56 p. 13€90                              
Gaston Leroux (1868-1927), avocat puis chroniqueur judiciaire enfin grand reporter, est un représentant central de ce qu’il est convenu d’appeler le roman policier archaïque au tournant du siècle, est l’auteur d’une œuvre dont le titre est resté dans les mémoires : Le Fantôme de l’opéra. On est en 1878, des drames inexpliqués secouent l’Opéra Garnier. On retrouve une atmosphère fantastique où l’étrange le dispute à la rationalité de l’énigme propre au genre policier. La tragique ambiguïté du destin de l’héroïne Ingrid Daaé, le liant du souvenir d’une vie d’enfance commune avec un amoureux transi qui cherche à la retrouver, la présence mystérieuse d’un fantôme supposé et l’angoisse créée par la survenue de crimes sont rassemblés dans la dominante de couleurs sombres, de jeux d’ombres à l’intérieur des cases et une composition de planche riche et variée selon la vitesse du récit. C’est une adaptation en Bande dessinée qui ne peut que donner envie au jeune lectorat d’aller lire l’original mais qui est en soi une œuvre.
Commission Lisez jeunesse

Delessert Etienne, Yok-Yok, la tulipe, Gallimard, Giboulées, 2012, 40 p. 7€
Le peintre illustrateur et auteur Delessert poursuit sa série de Yok-Yok. Le thème de la tulipe lui offre l’occasion de magnifier sa dextérité des couleurs. L’histoire n’est ni plus ni moins qu’une fiction botanique. L’enfant apprendra l’histoire de la tulipe, son voyage de l’Himalaya puis à travers l’Europe via la Turquie jusqu’en Hollande. En ce sens, ce volume de la série est une fiction documentaire pour laquelle Delessert fait œuvre de scientifique botaniste qui s’achève en une double page abstraite, pur hymne à la couleur.

La Forêt illustrations de Mettler, Gallimard jeunesse, collection  Mes Premières découvertes, 2012, 24 p., 8.
Arbres, animaux, fleurs, fruits, champignons, sont passés en revue dans des doubles pages animées par des transparents marque de fabrique de la collection. Aisément prise en main par l’enfant de 4/5 ans, mais aussi de 6/8 ans, le volume et ses pages cartonnées sont une source documentaire naturaliste exceptionnelle grâce au trait, au dessin et aux peintures de René Mettler. La beauté des images, la fiabilité du texte et des informations documentaires, l’interactivité présente grâce aux pages en transparent, font toujours mouche. Pour l’histoire de la collection, c’est en 1985 que René Mettler fut appelé par Gallimard pour illustrer la collection qui venait de naître. Intelligence du comprendre, beauté du voir, voilà qui pourrait résumer l’œuvre de René Mettler dans cette collection.
Philippe Geneste