Anachroniques

31/07/2011

L’art enfantin contre l’adulto-centrisme

Delessert, Etienne, Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde, collection “ l’heure des histoires ”, Gallimard, 2011, 40 p., 4€80
Peu d’auteurs pour la jeunesse ont, comme Delessert, cherché à connaître la pensée enfantine pour y adapter le récit et le dessin. Il est parti de la connaissance dont l’enfant se représente le monde. C’est pourquoi, voulant destiner un ouvrage aux enfants de 5 à 6 ans il a demandé à rencontrer Jean Piaget (9/8/1896 - 16/9/1980), l’auteur de La Représentation du monde chez l’enfant (1926) et de La Causalité physique chez l’enfant (1927). On trouve, ainsi, dans le livre de Delessert des interrogations sur l’ombre de la fleur, sur la formation de la pluie, sur le thème de la lune. Ceci, non pas dans l’optique d’écrire un ouvrage didactique, mais avec la volonté d’alimenter sa création d’adulte par l’imaginaire enfantin tout en respectant ce dernier.
C’est le premier enseignement de ce processus de création du livre : en quoi, le livre pour enfant est-il adapté à l’enfant et en quoi au contraire il est une représentation adulte qui oublie le lectorat enfantin ? Bien des livres tombent dans ce travers (1). Delessert, lui, écrit un ouvrage créatif instruit des processus de cognition des enfants auxquels il s’adresse. Le travail d’adaptation a porté sur le vocabulaire, le choix des expressions, la construction des phrases. Il a porté, aussi, sur le dessin : reconnaissance des animaux, des sentiments transportés par l’illustration. Jean Piaget précise, par exemple, dans sa postface écrite en 1971 : « Les enfants ne sont pas choqués par les disproportions voulues, et ne sont pas effrayés par le dessin de ‘monstres’, sauf si l’adulte insiste sur leur caractère méchant. Ils ne sont pas déroutés par l’intervention de l’imaginaire ou du fantastique, pourvu que, dans une situation surréaliste (2), les éléments soient dessinés de façon nette, claire et évidente ».
Mais un apport essentiel du livre est de révéler une esthétique enfantine, d’en approfondir les contours déjà analysés par les psychologues. D’une part, on remarque la nécessité transcrite d’une adéquation au réel qui passe par la forme enfantine c’est-à-dire par la nécessité d’une médiation humaine déformante, celle des personnages. Pas d’histoire sans personnage. C’est là qu’est une difficulté majeure pour les illustrateurs et auteurs de livres pour les jeunes lecteurs ou auditeurs-lecteurs : éviter l’adulto-centrisme qui est un autre nom du didactisme qui a tant nui à la littérature de jeunesse et que la morale contemporaine tend à voir réapparaître en force. Bien que paru en 1971, l’ouvrage a gardé toute sa fraîcheur pour les jeunes lecteurs et reste une leçon d’écriture pour les créateurs en littérature pour la jeunesse.


Philippe Geneste



(1) Telle est la déception ressentie à la lecture de Laetitia Lesaffre, Je Veux un zizi !, Talents Hauts, 2007, 18p. ravagé par le discours psychanalytique pour ( ?) enfant…
(2) Delessert venait d’illustrer trois contes (en 1969, 1970 et 1971) de Ionesco destinés à des enfants de trois ans. En 2009, Gallimard a republié ces contes et un quatrième paru en 1976 : Ionesco, Eugène, Delessert, Etienne, Contes 1.2.3.4. Pour enfants de moins de trois ans, Gallimard jeunesse, 2009, 112 p. 17€

24/07/2011

Sofia, une fille d’Afrique

Mankell Henning, Le Roman de Sofia, traduit du suédois par Agneta Segol et Marianne Segol-Samoy (livre 3), Flammarion, collection Tribal, 2011, 549 p. 13€
à partir de 14 ans
Sofia est une jeune africaine qui affronte avec courage et détermination de vivre la guerre, qui ravage son pays, le Mozambique. Son avancée en âge va donner la structure au roman en trois livres centrés autour du thème du feu.
Dans le premier, « Le secret du feu », Sofia a 9 ans. Après la destruction de son village par ce que la population nomme « les bandits », elle fuit les tueries avec sa mère Lydia, ses petits frères et sa presque jumelle Maria. Après des jours d’errance, de peur et de faim, la famille s’installe dans un village où convergent de nombreux réfugiés.
Une nouvelle vie commence. Sofia et Maria vont à l’école, Lydia travaille aux champs et aménage leur case. Un jour, se détournant d’un sentier balisé, Sofia et Maria sautent sur une mine. Maria est tuée, Sofia est amputée de ses deux jambes. Le roman conte alors comment l’enfant, assaillie de culpabilité, apprend à vivre avec son nouveau corps handicapé, comment elle apprend à marcher avec ses deux prothèses auxquelles elle donne un nom : Xitsongo et Kukula. C’est à cette époque qu’elle apprend à coudre pour en faire son métier
Dans le second livre, « Le Mystère du feu », Sofia a treize ans, elle exerce son métier. Auprès d’elle vit une sœur, Rosa, inconnue du premier livre, plus âgée de deux ans, belle et qui danse comme ne pourra plus jamais danser Sofia. Mais Rosa a le sida et va mourir entourée de la tendresse de sa sœur. Avec sa mère et les travailleuses du village, elles se battent contre un gros propriétaire qui cherche à s’accapare les terres qu’elles ont mises en valeur. Durant ces années de précoce maturité, Sophia rencontre l’amour en la personne d’un garçon sorti comme d’un rêve bleu, « le garçon de la lune ». Se sentant devenue femme, elle décide d’écrire un journal intime.
Arrive, alors le troisième livre, « La Colère du feu ». Sofia a vingt ans, elle est mariée avec le garçon de lune, Armando. Mais Armando trahira Sofia, sera confondu pour vol : la vie n’est pas un rêve bleu.
Avec ce récit, Mankell a quitté les rivages du récit policier pour approfondir le destin individuel d’une enfant d’Afrique. Le contexte historique sert de toile de fond, mais le lecteur, par exemple, n’est pas mis en état de comprendre les raisons du conflit qui agite le pays, pas plus qu’il n’a d’indice pour situer précisément dans le temps le récit. En cela, Le Roman de Sofia itère le geste de nombreux récits historiques pour la jeunesse. En revanche, l’auteur est précis sur la condition des femmes et la vie des enfants. Le titre lui-même invite à lire l’histoire comme un roman d’apprentissage où la réalité n’est pas édulcorée par l’humanisme bon teint qui sert de nappage étouffant dans ce type de roman pour la jeunesse. Enfin, on voit qu’entre le roman pour les adolescents et le roman pour adulte, il n’y a pas de frontière. La présence dans la collection Tribal repose, en effet, sur le choix de l’héroïne. Un très beau roman de haute exigence littéraire.

Annie MAS

17/07/2011

De la critique sociale à la critique du langage

Letria Jose Jorge, Croquemitaine et le rêve, traduction du portugais de Francis Schurmans revue par l’auteur, L’Harmattan, collection Théâtre des 5 continents, 2010, 36 p. 7€50
Croquemitaine règne sur un royaume imaginaire d’où il a banni le rêve. Chaque fois qu’un de ses sujets rêve, une lampe s’allume et le signale aux forces répressives qui viennent le saisir et l’amener pour interrogatoire devant le roi. Il est interdit de rêver, interdit de faire rêver. Or, il suffit de penser, de penser pour tomber dans la rêverie. Interdire de rêver c’est donc, aussi, interdire de penser. La hiérarchie déteste la pensée, celle qui, vagabondant, met un frein à l’obéissance : « Le rêve est le pire ennemi de celui qui commande et moi, j’aime commander, donner des ordres, être obéi » dit Croquemitaine. C’est que penser et rêver c’est « voir au-delà de ce que les yeux voient », c’est comprendre et, de comprendre au désir de désobéir il n’y a qu’un pas. Le cauchemar prend fin lorsque la fée bannie jette un sort à Croquemitaine. Le monarque, en effet, se met à rêver et, n’y pouvant plus, fuit son propre royaume libérant le peuple de sa tyrannie.
Très bien écrit, simple d’accès et profond en réflexions suscitées, parsemé de nombreux clins d’œil intertextuels, ce texte présente bien des intérêts pour le jeune lectorat à qui il pourrait être, dans le cadre scolaire, par exemple, proposé pour mise en scène autant que pour étude.

Dans la même collection :
Martin Héloïse Ferran Philippe, La Baba Yaga, Théâtre, L’Harmattan Lucernaire, 2009, 78 p. 11€
Voici une adaptation théâtrale du fameux conte russe BabaYaga. Six personnages se partagent la scène : la conteuse, Vassilissa, La Mère, La Marâtre (seconde mère et concurrente dans l’amour du père pour Vassilissa), Baba Yaga (dans son ambiguïté d’aïeule et de créatures dévoreuses, La Poupée (inventée pour l’occasion et qui sert d’objet transitionnel entre l’héroïne Vassilissa et le monde, entre l’enfant et son devenir femme). Le mouvement général de la pièce repose sur cinq épreuves chères aux contes traditionnels russes : faire preuve de jugeote, tenir sa parole, aller de l’avant (interprété, ici, comme parier sur le futur plutôt que sur le passé des âmes mortes c’est-à-dire de la mère morte), oser demander ce qu’on veut (« pourquoi je te donnerais du feu ? Parce que je te le demande »), la relation à l’autre (primauté de la relation humaine).
Il faut saluer cette interprétation du conte et le sérieux qui y a présidé. Le résultat est à la hauteur et rehausse une collection de chez L’Harmattan - Le Lucernaire particulièrement riche.

Escamez Charlotte, La Belle et la Bête, avec la complicité de Madame Leprince de Beaumont, Théâtre, illustrations de Camille Chincholle, L’Harmattan jeunesse, 2009, 57 p. 10€
Voici une remarquable adaptation théâtrale du grand conte de Madame Leprince de Beaumont. Escamez a repris avec intelligence la trame, créant des dialogues aux nombreux clins d’œil à d’autres contes, notamment Cendrillon. Magnifiquement illustré par Chincholle, cette pièce qui fut joué au théâtre de l’Etreinte est à recommander pour les 9/12 ans, à faire travailler dans les grandes classes de l’école primaire et dans les petites classes du collège.

Dernière minute
Tardieu Jean, Finissez vos phrases, postface de Laurent Flieder, petit carnet de mise en scène de Denis Polalydès, Gallimard collection Folio junior Théâtre, 2011, 82 p. 5€70
Ce livre rassemble trois pièces de Jean Tardieu : celle qui donne son titre au livre, Les mots inutiles, Un mot pour un autre. Cette dernière est la plus connue, la plus jouée aussi. C’est que Tardieu (1903-1995) est plus connu pour son théâtre que pour sa poésie. Il y interroge le langage et la forme du dialogue, propre au genre, permet un accès simple à sa pensée par des enfants.
Prévert Jacques, Le Beau langage, petit carnet de mise en scène de Cécile Bouillot et Denis Polalydès, Gallimard collection Folio junior Théâtre, 2011, 124 p. 5€70
Le Beau langage, l’accent grave, l’addition, Des uns et des autres, Suivez le guide, Histoire ancienne et l’autre, En wagon, Retour des courses, Les trois jumeaux du Val d’Enfer, La nuit tombe sur le château, soit dix sketches et courtes pièces sont réunies dans cet ouvrage. Comme dans le précédent, c’est l’humour qui est à l’honneur, avec des situations croquignolesques.

Geneste Philippe

08/07/2011

Des mots pour dire et se dire

David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€
Les 132 carrés de papier (9cm x 9cm) regroupés dans un bel étui noir au titre en lettres d’or. Le lecteur est invité à écrire par-dessus le quatrain laissé en filigrane par l’auteur sur chacun des cent trente-deux papiers dont le premier : « Ecris sur mes mots / tes mots / auront un peu / le goût des miens ». Le palimpseste n’est donc pas à décrypter mais à créer. L’écriture des mots cache toujours les mots des autres que l’on utilise, sauf, qu’ici, c’est en surimposant ses propres mots à ceux d’autrui, concrètement, c’est-à-dire scripturalement, que le jeune écrivant s’approprie ceux de François David. L’enfant peut écrire dans l’interligne, ou bien par-dessus le texte initial ou bien encore, retourner le papier et jouer à écrire à rebours, ou encore, figurer une écriture en diagonale ou attaquer le texte par côté. On a envie de dire que nous pourrions inciter le jeune lecteur à jouer en tout sens cet exercice de sur-écriture. Visuellement, génétiquement (au sens de genèse) l’enfant éprouve l’intertextualité comme constitutive de tout écrit, comme elle l’est de toute parole, différemment certes. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement. Dans tous les cas, ce livre-objet qui se crée par la créativité même de l’enfant implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.
Ainsi, cet étui est-il une affirmation de l’écriture comme dialogue avec les autres, comme appropriation personnelle d’un matériau extérieur et une expérience de l’individualisation de l’écriture à partir de l’écriture des autres. Il est aussi une confirmation d’une thèse que nous développons par ailleurs avec insistance, à savoir qu’écrire c’est réécrire et qu’écrire c’est se lire à travers les autres.

Geneste Philippe

02/07/2011

De la littérature par la jeunesse

Espaces, St André de Cubzac, éditions Sémentes, collection Jeunes à la page, 2011, 60 p. 6€

Il a été proposé, à des élèves de classes de quatrième, d’écrire une série d’expériences de l’espace, à partir des sensations et de la vision. Le choix séparé livré aux auteurs, a été fait d’un genre géographiquement éloigné, suggestion de traversée d’un espace, le haïku, et d’un type d’organisation du poème, les laisses. Le haïku est un poème japonais à forme fixe, qui consiste à saisir la chose, les lieux, comme événements et non comme substance. Les laisses sont des groupes de vers libres, assonancés ou non, et dont le nombre quelconque repose sur le sentiment de clôture du sens. La laisse incite à chercher le contenu de ce qui est déposé par les sillons de l’écriture au même titre que la laisse de mer est sillons de terres mêlées de sables, dépôts laissés là par le reflux des eaux. (Extrait de la préface du livre Espaces, éd. Sementes, collection Jeunes à la page, 2010, 80 p. 6 €)
Ce sont certaines de ces productions formant une liasse épaisse dont le livre propose un choix organisé que les élèves ici présents vont vous lire. Mais auparavant, permettez-moi quelques mots concernant non pas tant la démarche que la littérature, car c’est de cela qu’il est question.

Je voudrais tenter, brièvement, de situer, par cet intitulé de littérature par la jeunesse, les écrits qui constituent l’ouvrage dans le champ littéraire contemporain, qui est, aussi, un champ social.

On parle communément de la littérature DE jeunesse. Cette dénomination s’est imposée après les débats des années 70 supplantant celle de littérature pour la jeunesse[1]. C’est dire combien la jeunesse est reconnue, en matière littéraire, comme réceptrice et non productrice.
Nous pensons, à l’inverse, que la jeunesse est productrice de culture, aussi. Dans cette optique, la littérature de jeunesse sera abordée en tant que littérature par la jeunesse et nous en retiendrons la dénomination : une littérature dont l’auteurE est un enfant, un adolescent. Il ne s’agit pas là d’un jeunisme consistant à magnifier toute production enfantine, mais de l’observation menée maintenant depuis de nombreuses années avec d’autres et après d’autres, je pense, notamment, à l’équipe du groupe Créations et à celle réunie autour de l’aventure de la série BT2 écriture du mouvement Freinet, je pense aux conceptions développées par Philippe Séro-Guillaume et moi-même, dans les séminaires consacrés aux Apprentissages créatifs du langage, conceptions et leurs réalisations pratiques dans le cadre de l’enseignement.

Une objection survient alors : est-ce que le cadre scolaire et le cadre didactique d’atelier ne contraignent pas les productions qui en sont issues d’un trait collectif ? Bref, comment se réalise la notion d’auteur dans les écrits des élèves, des étudiants, des participants à un atelier ? On peut distinguer trois situations.
►La plus évidente car c’est celle qui revient le plus souvent comme objection à parler de littérature par la jeunesse, est concrétisée par les œuvres collectives. On les rencontre dans les ateliers d’écriture indépendants comme à l’école. Là, l’auteur est collectif, les écrits proviennent d’une articulation entre production sans que l’on sache très bien qui a fait quoi. Ce sont des productions d’où s’absente l’auteur, en quelque sorte, ou plutôt où tout est organisé pour qu’il s’absente. On peut à juste titre penser que la dénomination de littérature par la jeunesse, ici, est inadéquate. C’est une expérience d’écriture qui vaut en tant que telle durant son accomplissement mais qui n’a pas l’unicité nécessitée par un texte pour faire œuvre.
►Moins évidente est la production individuelle accompagnée. Dans ce cas, l’auteur est anonymé par le jeu des contraintes jouées au sein d’une situation pédagogique et didactique. Il y a bien production d’auteur mais non œuvre, dans la mesure où l’enseignement de l’écriture prend le pas sur l’appropriation personnelle de cet enseignement. Une matière abondante d’écrits existe mais elle reste hors de portée, car elle n’est pas publique. La part qui est rendue publique est très souvent aliénée par la mainmise des conventions renforcée de plus en plus par la mise en concurrence des textes enfantins aux fins de concours innombrables qui pullulent à l’ère de la compétition et de l’individualisme triomphant. Une partie d’entre elle, d’ailleurs fait retour à la situation précédente (on absente l’auteur de son texte) sans le bénéfice de l’expérience authentique d’écriture : l’objectif de la victoire au concours autorisant le dévoiement du texte du jeune écrivant.
►Une troisième situation est celle où l’enfant, l’adolescentE, sont écrivains sur la portée entière d’une œuvre, où leur conscience et leur sensibilité trouvent forme dans l’expression verbale. Cette situation exclut « les champions ou les prodiges d’un jour »[2]. En effet, ici, la prise de risque de l’écriture est établie par la durée –ce que j’ai appelé tout à l’heure la portée de l’œuvre. C’est un individu qui s’exprime, qui outrepasse les règles ce à quoi une situation pédagogique spécifique l’a amené. Il y a bien alors auteur c’est-à-dire rencontre de l’enfant avec une écriture réalisée sienne. La notion d’œuvre qui « concerne un objet social et culturel généralement réservé à désigner la production adulte »[3] vaut ici pour le jeune écrivain. On ne voit pas[4] ce qui pourrait disqualifier, l’expérience subjective d’écriture, approfondissement sémiologique et symbolique d’une expérience, pour écarter la notion d’auteur des textes écrits. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de notre société plongée dans le jeunisme par tous les pores de sa propagande, songeons à la publicité, que de ne tenir aucun compte réel de ce que les enfants et adolescentEs nous disent d’eux, disent du monde, de ce qu’ils nous disent de leur rapport au monde, aux autres dans leurs créations. Ce que nous disons est si réel que rares sont les éditeurs qui acceptent de telles publication, qui en prennent le risque, prolongeant ainsi le risque propre à l’acte d’écriture, jusqu’à son terme, à savoir la rencontre des textes d’auteurs d’âge jeune avec un lectorat. L’écriture au risque désormais de la lecture[5]
Que la parole soit, maintenant, aux jeunes auteurs.


Philippe Geneste

Conférence à la bibliothèque d’ Ares (Gironde) du 20 juin 2011 en prélude aux lectures publiques de leurs textes par les jeunes auteurs



[1] Voir Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier, collection Passeurs d’histoires, 2009, pp.11/28
[2] Alain Breton « Un Fouillis qui en dit long », Poésie n°99, mai-juin 1982, pp.11/12 – p.11
[3] Henri Go, « Un Moment d’apprentissage de la langue dans une classe de CP CE1 », Le Nouvel Educateur, n°178/179, avril/mai 2006 pp.24/27 – p.27
[4] En cela nous sommes en désaccord avec Henri Go
[5] Au risque de la lecture parce que l’œuvre existe par les lectures. Le lecteur donne vie, ainsi, à « la fonction-auteur du texte » ; il donne un visage à l’œuvre. Comme dit Maÿlis Dupont, l’œuvre existe par les « micro-actions » (éditoriales, soirée de présentation, chronique, etc.) [Citations de Maÿlis Dupont, Le Bel aujourd’hui. Bach ou Boulez, des œuvres à faire, éditions du cerf, 2011, 234 p.]

01/07/2011

Livres du monde et de la vie

Pour les petits


Pinto Deborah, Mon Cirque à toucher, Milan, collection Docus à toucher, 2011, 16 p. 13€50

à partir de 4 ans
Ca se déplie, ça s’ouvre, on touche et la sensation varie d’une figure à l’autre. On suit des magiciens, des lions, des clowns, des acrobates etc. Mais ceci n’est pas un récit ni l’histoire d’un cirque. C’est un documentaire sur le cirque. Alors les vignettes sont accompagnées de définitions, de précisions, bref, une sorte d’imagier où des textes, minuscules et explicatifs, auraient été substitués aux mots désignant les réalités représentées par les images.

Smith Lane, C’est un livre, Gallimard jeunesse, 2011, 40 p. 11€
Cet auteur-illustrateur américain use d’un trait naïf humoristique pour faire l’apologie du livre. La composition repose sur le dialogue entre un âne et un singe. L’âne utilise l’ordinateur, et interroge le singe qui lit un livre. De cette confrontation, apparaît d’abord la multiplicité des usages de l’ordinateur auxquels le livre ne donne pas accès mais dont il est aussi affranchi (code d’accès, pseudo identifiant etc.). Peu à peu, l’âne se prend à l’histoire du livre, c’est celle de l’Île au trésor. On regrettera, peut-être que l’âne soit mis en position ridicule, stéréotypie bien mal venue pour cet animal. On s’interrogera, sûrement, sur le rapprochement, lui aussi stéréotypé, du singe et de l’homme. En revanche, l’historiette engage de riches débats avec les petits certes mais aussi avec les plus grands. Chaque mot est chargé d’humour et d’interrogations essentielles ; chaque trait, chaque détail de l’illustration porte la même charge de riche questionnement. Cet album est une contribution de la littérature de jeunesse en faveur du livre de papier ; c’est un manifeste pour une culture du temps, une culture qui met de la distance avec l’agitation induite par l’usage des nouveaux médias et nouvelles technologies de l’information. C’est un livre contre la culture du clic ; un clin d’œil à une définition du récit comme réalité de durée et de chronologie imaginaires. L’imaginaire contre le virtuel, en quelque sorte.

Pour les plus grands et les grands


Thinard Florence, Combres Elisabeth, Les 1000 mots de l’info pour décrypter le l’actualité, illustrations et infographies par station OMD et Olivier Charbonnel, nouvelle édition mise à jour, La documentation française – Gallimard Jeunesse, 2010, 64 p., 21€ à partir de 13 ans
Le sous-titre a changé, passant de pour mieux décrypter le discours de l’actualité à pour décrypter l’actualité. Il y a une volonté de coller au réel et de prendre des distances avec les médias auquel le livre viendrait se substituer. Mais, bien sûr, c’est un discours sur l’actualité internationale, sociale, politique, économique, écologique, où on retrouve l’axe central des droits de l’homme et de la citoyenneté avec une volonté d’apparaître neutre en terme de classe sociale, ce qui reste un leurre : le livre ne part pas du point de vue des exploités pour rendre compte de l’actualité. Ceci étant dit, l’ouvrage est une somme d’ utilité certaine pour les jeunes. La maquette est particulièrement efficace, avec des explications fouillées. Par rapport à l’édition précédente, ce volume contient de nouvelles entrées, une dizaine si nous avons bien compté, une nouvelle rubrique thématique (l’élection présidentielle), de nouveaux portraits
C’est un dictionnaire de l’actualité en France et dans le monde. Cela explique probablement son immense succès, mais un succès mérité. Tous les CDI de France et de Navarre doivent posséder au moins un exemplaire de l’ouvrage.

Thinard Florence, Combres Elisabeth, Pourquoi la guerre ? Comment la paix ?, préface de Mémora Hinterman, Gallimard Jeunesse, 2010, 112p. 19€95 à partir de 13 ans
Propagande, commerce des armes, périodes de l’attente, celle des conflits, des négociations internationales, période de la reconstruction, vie des soldats, des populations civiles, détails sur le statut de réfugiés, sur les casques bleus, rôle et intervention des humanitaires, des journalistes. La partie « voir » propose 72 photos avec commentaires développés. La partie « comprendre » décortique les enjeux internationaux, nationaux économiques, historiques de quelques conflits et c’est, bien sûr, la partie la plus sujette à caution car le parti pris humanitaire empêche les auteures de porter leurs regards vers les conflits de classe à l’échelle nationale ou planétaire, et donc à biaiser avec la réalité des enjeux. Du coup, se trouve évacuée une bonne partie des causes de certains conflits. Enfin, la partie « Agir » donne des adresses, des pistes et des « solutions concrètes pour aider les jeunes à construire une paix durable pour demain » : là on est dans l’idéologie pure, où le parti pris individualiste vient faire croire aux enfants qu’ils ont un poids dans ces conflits. Il aurait fallu, pour cela, présenter et approfondir la notion de militantisme, livrer les différenciations entre l’engagement humanitaire, ses sources de financement et l’engagement politique et ses ressorts de solidarité. Le livre fait croire que la solidarité se décline par l’humanitaire. Or, ce qui s’est passé et se passe en Haïti nous montre combien cette entrée masque ce que nous appellerons par euphémisme un engagement rémunérateur. La solidarité a un autre nom, l’internationalisme. On s’étonne que dans un ouvrage ayant une partie historique, cet aspect n’ait droit à aucun chapitre.
Ces critiques étant faites, le livre par sa belle composition et facture, l’abondance des informations qu’il contient est un ouvrage solide : mais qui préviendra l’enfant du parti pris des auteures ?

Philippe Geneste