Anachroniques

23/01/2011

La face cachée de l’hétérosexisme

Peters Julie anne, La Face cachée de Luna, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Alice Marchand, collection "Macadam", éditions Milan, 2005, 384 p., 9€
Peu de livres abordent les questions de sexualité et d'être masculin ou féminin, très peu dans le domaine de la jeunesse. Il n'est pas sans signification que ce soit le courant de naturalisme tempéré, dont on peut dater l'apparition de 1998 avec la publication de Junk de Melvin Burgess (Gallimard), qui engendre un roman pour adolescent dans ce domaine. La Face cachée de Luna est un roman d'apprentissage, un parcours d'initiation qui est parcours de transition : Liam, né garçon se vit en fille, mais à l'extérieur, pris dans les rets des comportements sociaux et des stéréotypies différenciées en fonction du genre, comment vivre ? Comment s'accepter ?
Le récit repose sur une dualité de héros ou plutôt d'héroïne : Liam qui se veut Luna cette fille qu'il est intérieurement, et sa sœur, Regan. C'est par son affirmation dans la société, par le courage d'apparaître lui/elle-même que Liam/Luna va conquérir, se conquérir, autant que conquérir sa place dans le chœur social.
La composition du récit s'appuie sur les rapports entre parents et adolescents (jeunes gens vivant encore dans leur famille) et entre pairs, le cercle des amis et amies. La narratrice n'est pas Liam/Luna (en cela Julie-Anne Peters évite le faux récit intime, ce qui n'est pas sans signification dans un texte qui traque l'hypocrisie, le mensonge, le paraître comme voile social du conservatisme) mais Regan, la sœur. Ce dispositif narratif installe, en retour, les dialogues au cœur de la construction de soi, les dialogues, donc la confrontation, le rapport à l'autre aux autres de l'autre des autres à soi. Il n'y a, donc, pas de dissertation de l'auteure sur le sujet de son livre. L'action et les dialogues livrent, seuls, le sujet, l'approfondissent au fil des pages.
Du coup, La Face cachée de Luna montre que la tolérance est un privilège des dominants qui détermine l'espace du permis (et donc celui de l'interdit) dans des constructions sociales, dont la construction sexuelle identitaire. C'est pour cela que le roman porte une charge critique aiguisée contre l'homophobie et la norme hétérosexiste.
C'est un des thèmes de la réflexion d'un courant de la critique des genres, outre-Atlantique, particulièrement fécond.
La Face cachée de Luna permet, également, au lecteur, de ne pas confondre transgenre et homosexualité. Là encore, sans que l'auteure emprunte la voie du discours scholastique. Aux dialogues est dévolue cette tâche.
Alors, le naturalisme tempéré de Peters réussirait-il, là où Burgess ne cesse d'échouer en ses fins de roman, à savoir laisser béante une brèche critique grâce et par la littérature de jeunesse ? La critique des genres, la défense des transgenres, ont une charge critique indéniable, ne serait-ce que dans le domaine capital de la stéréotypie sexuelle. Pour autant, si le livre de Peters excelle à faire advenir à la conscience du lectorat la complexité des désirs, il le laisse sans arme sur la question de la non-naturalité de l'hétérosexualité. Surtout, Luna part, va se mettre hors de son monde initial, pour achever sa transition ce qui renvoie l'héroïne à cet univers virtuel (Liam/Luna est unE expertE en informatique) dans lequel elle s'enfermait jusqu'alors pour mieux se trouver elle-même. C'est sûrement une limite, en tout cas, c'est notre sentiment, mais qui ne saurait suffire à diminuer l'intérêt assez exceptionnel du roman de Julie Anne Peters.
Philippe Geneste & Annie Mas

16/01/2011

Conte et mythe, une relation obscure

Belmont Nicole, Mythe, conte et enfance. Les écritures d’Orphée et de Cendrillon, L’Harmattan, coll. Anthropologie du monde occidental, 2010, 344 p. 32€50
Spécialiste de l’analyse des contes européens, historienne du folklore et de l’ethnologie de l’Europe, directrice d’étude à l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Belmont a rassemblé dans ce volume des travaux disséminés dans des revues et ouvrages durant les vingt dernières années. Ils portent tous sur le rapport entre le mythe et le conte, L’auteure y compare notamment le mythe d’Orphée et d’Eurydice au conte La Fille du diable, le mythe de Hestia avec les contes de Cendrillon. Il s’agit d’une somme passionnante et d’une grande richesse dont nous n’effleurerons, ici, que quelques pistes d’analyse ou de questionnements.
Une des thèses de Belmont est que les mythes servent d’opérateur de structure des contes. Et elle s’emploie à la démontrer amenant le lecteur à travers un voyage érudit passionnant à travers les cultures. On s’accorde généralement pour faire du conte une dégénérescence localiste, sociale et morale du mythe (Lévi-Strauss), et ce depuis les frères Grimm.
Belmont nuance cette hypothèse. Le temps du mythe, à l’inverse « est un temps des origines, un temps où le monde actuel n’est pas encore en place » (p.208). Précisément, le mythe « raconte comment il s’est mis en place » ; rien à voir avec le conte qui « se déroule dans un temps qui n’est pas celui des origines et qui n’est cependant pas le nôtre » (p.208). Pour autant, dit Nicole Belmont, on trouve une « matière mythique » au cœur des contes. Les filles-oiseaux, les animaux qui parlent, les enchantements, les opérations magiques sont des matériaux venus du fond des âges (p.184). Un élément formateur de cette matière est la métamorphose comme transformation et transmission, tout à la fois. Il y a là matière vive à méditer pour les pédagogues…
La recherche de cette matière est passionnante, surtout que l’auteure ne masque pas les zones de brouillage ni ses interrogations. La relecture de Cendrillon, celle du mythe d’Orphée réhabilitent en passant les grands travaux des folkloristes (Van Gennep entre autres) que l’ethnologie a relégué dans la prison des traditions en même temps qu’on rejetait le conte vers l’enfance… Or, les récits populaires qui font la matière particulièrement travaillée par les folkloristes possèdent une valeur inter-géographique qui doit interroger les contemporains. De plus, les contes oraux contextualisent toujours leur intrigue, ce que ne font que rarement les contes écrits. Cette tension entre transmission orale et transmission écrite pourrait-elle amener à interroger le goût des civilisations de l’écriture pour l’abstraction, la décontextualisation quand l’oralité impose la contextualisation ? L’idée que le conte historicise la matière mythique peut surprendre, mais pas tant que cela si on admet qu’un « conte c’est l’ensemble de ses versions » et qu’on s’aperçoit, alors « que toutes racontent la même histoire : chacune à sa manière, chacune apportant une trace un peu différente, qui permet d’ouvrir des significations inaperçues jusque-là » (p.12).
Ce ne sont là que quelques remarques. Le livre en contient bien d’autres. Par exemple, celle qui se base sur l’étymologie pour étudier le diabolique (ce qui délie - racine grecque DI-/DIA- : en séparant, en distinguant) par opposition au symbolique (ce qui réunit - racine grecque SYN- : mis ensemble, uni, mis en commun); ou celle qui développe la création du conte, en tant que réunion en une trame cohérente d’éléments épars pris dans des fragments mythiques diffus dans la culture des peuples.
Geneste Philippe

09/01/2011

La larme et la lettre

Jonas Anne, Le Golem, Régis Lejonc, Nathan, 2010, 62 p. 17€90
Cet album pour les 9-12 ans est magistralement illustré par des peintures de Régis Lejonc. Celui-ci choisit des ambiances sombres de couleur avec une indécision des contours pour les bâtisses et les personnages. La créature fantastique du Golem y est représentée en marron, sombre aussi, des yeux vifs, et, sauf à la dernière image, jamais de pied en tête car elle dépasse toutes les proportions de l’humain. Cet univers angoissant s’installe au fil des pages accompagnant dans les clairs-obscurs les hésitations morales que l’histoire invite à formuler. Les peintures situent le réel dans une sorte de surréalité, accompagnant le geste du récit dans sa nécessité de vraisemblance.
Le texte d’Anne Jonas s’appuie sur les différentes versions du mythe littéraire du Golem dont l’origine se trouve dans le psaume 139, verset 16, du chapitre Psaumes des Livres poétiques de l’Ancien Testament. Le mythe, qui est né du texte à teneur mystique, est une réinterprétation de la littérature talmudique.
Des versions de source non théologique, Jonas emprunte à celles du Moyen Âge le fait que le Golem est privé de parole car seul Dieu donne la parole à sa créature humaine. La parole est tout ce qui sépare le Golem des hommes et le maintient dans un état d’infériorité.
Jonas prend à la version polonaise (1674) de la légende qui influença grandement le romantisme allemand du dix-neuvième siècle, l’inscription sur la créature d’argile du mot emeth qui, par apocope devient meth à la fin d’un récit qui va donc de l’être conçu pour faire triompher la vérité (emeth) à sa mort par effacement de l’aleph meth). Cette structure narrative se trouve déjà dans Le Livre de la formation de Sepher Yetsira datant du IIIème/IVème siècle et qui relève de la littérature kabbalistique. De la tradition polonaise, Jonas emprunte, aussi, la domesticité du Golem qui obéit.
Enfin, Jonas emprunte à la version pragoise de la légende le personnage du rabbin Loew qui organisa le ghetto de Prague en 1580 contre les menées répressives de Rodolphe II empereur du saint empire romain germanique. L’auteure lui donne le même nom de Maharal, et c’est ce personnage qui programme la créature qu’il fait advenir au monde, le Golem. L’évènement de la puissance destructrice du Golem intervient, comme dans cette version au sein de la foule. On est très proche dans l’intrigue et la structure du drame de la version allemande de la fin du dix neuvième siècle. Sur la base de cette intertextualité Jonas apporte des adaptations singulières, qui inscrivent son récit dans la filiation des contes merveilleux de la tradition pragoise ouverte vers 1850 et dont s’inspirera, à sa façon, I. Singer dans une nouvelle de 1918. De plus, Jonas accentue la réflexion autour du rôle de la parole. En effet,

Le Golem est une des filiations littéraires du dialogue homme / machine. D’emblée, si cette créature de « masse informe » (Psaume 139) est menaçante c’est parce qu’elle est une création propre de l’homme créant un être à son image. Seule la parole l’en distingue, mais dans l’histoire de Jonas, le Golem réussit à apprendre à lire. Plus même, dans un dénouement absolument étreignant, il cherche à réaliser l’écriture dans le monde et c’est ce qui déclenche l’insulte d’un humain qui le traite de « monstre ». L’insulte, c’est-à-dire la parole déclenche sa colère suite à laquelle par inadvertance, essuyant une larme de souffrance (preuve que la créature éprouve la douleur, donc se rapproche de l’humain), effacera la première lettre d’emeth condamnant le « presque homme » (figure présente dans l’interprétation romantique allemande) à un retour à une masse informe sans souffle de vie. C’est donc son créateur qui produit la mort de la créature qu’il a fait naître. On reconnaît, une variante thématique du Frankenstein de Marie Shelley. Jonas interroge, aussi, la volonté de commandement des hommes qui, après l’effroi puis la reconnaissance à l’égard de cet inconnu qui les protège, vont, la quiétude sociale retrouvée, s’intéresser à lui pour sa force et l’asservir à des tâches domestiques. L’empereur Rodolphe, lui-même, cherche à soudoyer Loew pour qu’il prête le Golem à son armée. Et Loew lui-même répète que la créature n’a été engendrée que pour protéger son peuple et qu’elle doit être détruite, une fois cette protection assurée.
Ainsi, ce récit pose un ensemble d’interrogations concernant le rapport entre l’humain et ses créations mécaniques (un thème très exploitée par la science fiction), mais aussi où se situe la frontière entre l’humain et le non humain. Il souligne, d’autre part, la puissance de la parole qui peut créer, asservir et assassiner. A quel usage de la parole doit tendre l’humanité ?
Enfin, doit-on remarquer que ce récit est publié à une époque trouble des civilisations du vingt-et-unième siècle commençant, époque recouverte d’angoisses en tout genre comme d’interrogation sur le sacré dont les fanatismes religieux sont le symptôme. Il en fut de même au début du dix neuvième siècle qui vit naître Les Secrets et Maître Puce d’ETA Hoffman ainsi que les contes d’A. Von Arnim. Dans un monde où le virtuel envahit les pratiques quotidiennes, où les personnes se meuvent au milieu de simulacres et d’illusions entretenues par les pouvoirs politique et publicitaires, le Golem réinterprété semble renaître naturellement dans les aspirations à un ancrage nouveau à la Terre, à la puissance de la matière au profit d’une autonomisation de l’humain contre son auto-matisation.
Philippe Geneste

02/01/2011

Peuples au monde, enfants du monde

Lowry, Lois, L'Elue, Paris, Gallimard, 2001, 213p, 9€
Cette histoire se passe dans une société‚ violente, fondée sur l'injustice. Régie par des seigneurs, le peuple vit en familles tassées dans des huttes. Dans ce mode de vie, il n'y a pas d'intimité‚et, pour les gens, la vie individuelle n'existe pas, chacun est sous le regard de tous. Ce monde déteste les plus faibles, les plus démunis. Née boiteuse, la petite Kira fut protégée de cette haine par la reconnaissance et l'amour de Kristina, sa mère. Mais la mort de celle-ci la laisse seule, sans défense, au milieu de cette horde inhumaine. On détruit la hutte qui les abritait jusqu'alors et on décide de passer Kira en jugement : infirme, doit-elle continuer à vivre ?
Le lendemain le Conseil des Seigneurs se réunit donc pour la juger. Chose surprenante, Kira est défendue par un brillant avocat, Jamison, qui fut, autrefois, compagnon de son père Christopher, mort dit-on, dans une partie de chasse, dévoré par des bêtes féroces alors que Kira était encore dans le ventre de sa mère. En fait, Jamison appuie sa défense sur les talents de brodeuse de Kira, devenue, avec l'enseignement de sa mère, la meilleure brodeuse de la communauté. Or, un objet mythique témoignant de l'histoire du peuple, la robe du chanteur, est lacérée, détruite. Elle doit, pour que la communauté conserve sa mémoire, retrouver son ancienne apparence. Tout un pan de la robe a perdu ses broderies : c’est le pan de lumière, c'est à dire du futur, qui reste vide. Il y manque le fil de couleur bleue, couleur perdue pour l'instant. Sans avenir, le peuple serait voué à une destruction prochaine, car un peuple ne vit pas de son passé, enlisé aux peurs de l’oubli. Aussi, Jamison propose que Kira soit chargée, en échange de sa vie, du travail de broderie.
Kira, ‚ épargnée, se met donc à l’ouvrage, repliée dans un château sombre où elle rencontre un jeune sculpteur Elle y rencontre aussi une vieille dame qui lui enseigne la création des couleurs des broderies. Alors qu'une possibilité de fuite se présente, elle préfère rester et se consacrer à libérer son peuple de l’oppression. Avec l'aide de son père retrouvé, elle va passionnément élaborer et magnifier la broderie de la robe, révélant le pan d'avenir, y ouvrant les voies de la libération, du bonheur, de la conscience. Les superstitions anciennes sont ainsi annihilées, détruites. Le choix et l’œuvre de Kira permet et rejoint la liberté de sa communauté. Toute forme de devenir humain n'est il pas social ? La robe, pour être avenir du peuple, doit subordonner sa fonction de transmission et de conservation patrimoniale à l'imagination créatrice, élaborant l’émergence d’un futur, vision inouïe et transformation en un monde nouveau.
Ce roman, entre furie et brutalité de récit d’épopée, apporte une critique du pouvoir qui maintient les êtres dans l'ignorance pour mieux les asservir. Il apporte une critique de l'art soumis au pouvoir, et ouvre la perspective -en rien accomplie dans l'histoire- d'une lutte de libération par la création et le tissage d'une nouvelle mémoire d'avenir.
Annie MAS