Anachroniques

27/11/2011

La politique en littérature de jeunesse

Escarpit Françoise (présentés et analysés par), Marcos sous le passe-montagne. Discours du sous-commandant Marcos, collection "les documents Syros", éditions Syros, 2006, 160 p. + port folio de 8 pages, 10€ ;
Sous-Commandant Marcos (racontée par) Domi (illustrée par), La Grande histoire des couleurs, traduit de l'espagnol par Françoise Escarpit, éditions Syros, 2006, 48 p., 14€


Le premier ouvrage rassemble des discours du sous-commandant Marcos prononcés entre 1992 et 2003. Françoise Escarpit les a répartis en cinq chapitres encadrés par deux textes qui permettent au jeune lecteur de se repérer et d'avoir une meilleure compréhension de ce qu'il va lire. Soit le sommaire suivant : 1 ancêtres et héritiers, 2 Le Chiapas des indiens et des guérilleros, 3 Les Raisons d'une insurrection, 4 Vie et mort des enfants indiens, 5 La Couleur de la Terre, 6 Un Rêve rêvé par les cinq continents, 7 enlever le passe-montagne et faire tomber les masques. A cela s'ajoute une introduction, une carte du Mexique avec les divers états et leur capitale et une carte du Chiapas, une conclusion, une filmographie, une bibliographie, un glossaire et une petite chronologie zapatiste. Le format du livre est confortable et les pages très aérées. C'est une réussite car le style, aussi, est très clair. La question du rapport avec le pouvoir central, avec la gauche institutionnelle, le rôle des femmes, le projet éducatif et sanitaire etc. sont mis à la portée du jeune lectorat dès l'âge de 14 ans… et des adultes qui ne manqueront pas de venir grossir le lectorat de cet ouvrage. Le travail d'édition de Françoise Escarpit est, ici, à louer.
Pour le second ouvrage, c'est un conte d'un vieil indien rapporté par le Sous-commandant Marcos (qui, lui-même, n'est pas indien mais métis). Plutôt que d'un conte, il s'agit d'une fable en hommage à la diversité des êtres humains sur la terre, un hymne à la richesse de la variété des peuples. Les peintures de Domi (Gloria Domingo Manuel) rencontrent intensément le verbe poétique du texte. Ainsi naît la grande aventure de l'humanité, d'une humanité à repenser dans le respect de sa diversité. Ce second ouvrage est un véritable livre d'art. Redonnant au peuple la maîtrise de son langage, qui cherche à approfondir l'autonomie de son imaginaire, le livre perpétue une image de la révolution zapatiste, qui allie littérature, tradition orale locale et réflexion politique. On y retrouve cette persistance d'une parole jamais solitaire, toujours duelle au moins (« nous sommes deux pour discuter » répondit-il à Montalban dans un entretien paru en 2003 aux 1001 nuits, dans Marcos. Le Maître des miroirs), plurielle le plus souvent.

Geneste Philippe


Mfoumou-Arthur Régine, L'Esclave Olaudah Equiano. Les chemins de la liberté, L'Harmattan, collection jeunesse L'Harmattan, 2006, 116 p., 12€
Le livre, issu d'un travail universitaire, conte l'épopée d'un jeune esclave arraché d'Afrique à onze ans et qui va conquérir sa liberté avec une multitude de péripéties par lesquelles le jeune lectorat peut prendre connaissance de la condition d'esclave, notamment sur les navires. Le racisme est évidemment abordé lorsqu’ Equiano obtient son affranchissement. Pour autant, le récit autobiographique initial, qui sert de fil conducteur au roman de Mfoumou-Arthur, n'est pas un récit de révolte ni un récit qui lance un message de révolte. Equiano va se convertir au protestantisme et cherche, toujours, à composer avec les blancs pour améliorer sa condition d'esclave. La religion tient une place prépondérante dans ce récit. Un livre intéressant parce qu'issu d'un écrit authentique d'esclave adapté avec intelligence et savoir par Régine Mfoumou-Arthur.

Commission Lisez Jeunesse.

Hassan Yaël, Libérer Rahia, Casterman, collection feeling, 2010, 140 p., 8€
Il s’agit de la vie d’une esclave d’aujourd’hui. L’intrigue est faite des efforts de ses amis pour sortir cette jeune fille marocaine de sa condition. Blandine Audric a quitté le Maroc avec ses parents qui ont emmené Rahia, la fille de leur cuisinière. C’est elle, Rahia, qui, à treize ans, va devoir s’occuper du ménage et de l’entretien de leur maison à Paris. La mère de l’enfant avait cru que les Audric permettraient à Rahia d’étudier en échange de menus travaux. En fait, Rahia est enfermée dans un débarras et relégué aux tâches ménagères. Grâce à Blandine et deux de ses amis, Rahia va pouvoir sortir de la condition d’esclave. Le récit est juste dans la condition décrite. Il trouve sa force dans l’alternance des voix narratives, puisque chaque personnage narre à la première personne. Il pose la question de la responsabilité de l’individu témoin face à l’injustice. Son point faible est de ne pas poser explicitement l’enjeu de classes sociales qui est à l’origine de l’esclavage moderne. En revanche, il permet d’aborder avec intelligence la question des travailleurs clandestins, par le biais de l’exploitation des enfants.

Commission Lisez Jeunesse

13/11/2011

Les trésors littéraires et leur adaptation

Stevenson Robert Louis, L’île au trésor, traduit de l’anglais par Deodat Serval, Flammarion, Castor poche n°1083, 2009, 413 p.6€20
La fabuleuse histoire de Jim Hawkins qui habitait en 1800 à l’auberge de l’Amiral Benbow, tout au bord de la mer, en Angleterre, est une des œuvres majeures de l’écrivain écossais. C’est en 1881, près de Balmoral, que Stevenson entreprit l’écriture de L’Île au trésor. Pour divertir Lloyd, le fils de Fanny Osbourne qu’il avait épousé, le 19 mai 1880, il dessina une carte : « alors que j’étais absorbé dans la contemplation de ma carte de l’île au trésor, les personnages du livre apparurent dans des bois imaginaires ». Il appela cette histoire, Le Maître coq et en racontait un chapitre au jeune Lloyd. Le récit parut, d’abord, en feuilleton, dans un journal londonien pour enfants, Young Folks (1) puis en volume en 1883. Ce fut un énorme succès qui lui permit de voyager et à l’ingénieur de formation de devenir un écrivain professionnel.
L’Île au trésor repose sur l’aventure et les personnages relèvent de la légende et non de la psychologie. Long John Silver en donne le meilleur exemple, qui a fourni la matière à un tout autre roman au XXème siècle, un roman de Björn Larsson John Long Silver. La relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité (traduit du suédois par Philippe Bouquet et paru chez grasset en 1998). C’est peut-être bien là une des clés du succès de L’Île au trésor : ce qui fait la littérature romanesque, le récit, c’est l’aventure. Michel Le Bris, dans l’introduction qu’il donne au tome 2 de l’Intégrale des nouvelles (éditions Phébus collection Liberto, 2001), cite Stevenson : « Ce sont les événements non les personnages, qui nous arrachent à notre réserve ». Cette affirmation signifie, comme y insiste Le Bris, que les événements sont ce qui forme, ce qui in-forme, ce qui introduit, par la forme, du contenu qui va se réaliser en une histoire. Les événements, c’est la forme, pas le contenu. Peut-on, alors, dire que si le récit est à l’origine du langage comme bien des remarques scientifiques, anthropologiques et philologiques, semblent nous inviter à le penser, est-ce parce que l’événement est ce qui fonde la venue du langage lui-même, s’y love comme nœud de la pensée verbale ?
Si, maintenant, on pense l’appartenance de L’Île au trésor au domaine de la littérature destinée à la jeunesse, doit-on y lire un manifeste antiréaliste ? Stevenson, toujours cité par Le Bris écrit : « Le roman existe, non par les exemples qu’il entretient avec la vie, inévitables et matériels, tout comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence d’avec elle ». L’idée est donc que les événements font surgir des images. Ecoutons Jim Hawkins, c’est au début du roman ; « Si ce personnage hantait mes songes, il est inutile de le dire. Par les nuits de tempête où le vent secouait la maison tandis que le ressac mugissait dans la crique et contre les falaises, il m’apparaissait sous mille formes diverses et avec mille physionomies diaboliques. Tantôt la jambe lui manquait depuis le genou, tantôt dès la hanche ; d’autres fois c’était un monstre qui n’avait jamais possédé qu’une seule jambe située au milieu du corps. Le pire de mes cauchemars était de le voir s’élancer par bonds et me poursuivre à travers champs ». Mais alors, ce qui est un parti pris formel chez Stevenson, peut-il être appliqué tel quel à la littérature de jeunesse ? C’est une question difficile, mais quand on voit comment les romans historiques (2) sont pervertis en romans d’aventure, on peut penser qu’il y a là une opération fondatrice de la littérature de jeunesse. Pour autant, il serait faux de faire de Stevenson l’initiateur de cette opération car il ne pervertit pas le contenu, comme le fait souvent le roman social ou le roman historique pour la jeunesse, il le met en forme par les événements. C’est, sans aucun doute, une piste à creuser pour qui s’intéresse au fonctionnement de la littérature de jeunesse contemporaine.

Peut-on trouver dans l’adaptation pour la jeunesse de l’œuvre de quoi conforter notre jugement ? Nous partirons de celle qui vient de paraître chez Milan :
Stevenson Robert Louis, L’île au trésor, adaptation de Stéphane Frattini, illustrations de Sébastien Mourrain, Milan, 2011, 61 p. 16€50
L’histoire est repérée à travers ses péripéties. L’adaptation porte donc sur la volonté de ramener à un volume accessible aux enfants de 9/10 ans, un livre qui, sinon, leur échapperait. Le problème, c’est qu’il ne reste plus qu’un texte de littérature de divertissement. Bien sûr, il y a une recherche de Frattini de ne pas édulcorer l’œuvre : d’une part, elle conserve la fin ouverte, s’élargissant des adaptations moralistes qui furent développées depuis la traduction d’André Laurie chez Hetzel (1885) ; d’autre part, elle met l’accent sur Long Long Silver, épousant, ainsi, ce que la postérité littéraire a retenu au plan des personnages. Pour autant, et malgré le soin apporté par l’édition et l’intelligence des illustrations, l’ouvrage renvoie l’adaptation à une opération d’uniformisation du texte qui annihile le travail d’écriture initial de l’œuvre et à laquelle celle-ci a dû son succès. On nous opposera, peut-être, qu’aujourd’hui, c’est davantage l’histoire qui lui permet de perdurer dans les mémoires grâce aux travaux multiples des adaptateurs. Mais alors, cela nous renverrait à l’interrogation sur la dimension stylistique des œuvres de jeunesse.

Philippe Geneste

(1) Il faut garder en mémoire que Stevenson est l’auteur de nombreux poèmes pour les enfants devenus des piliers de la littérature enfantine de langue anglaise. Cf. Un jardin de vers pour enfants qu’il édita en 1885.
(2) voir Geneste Philippe "Les axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse suivi de Le roman historique pour la jeunesse et L’heroïc fantasy source prolifique du récit pour la jeunesse" in Dupont-Escarpit, Denise (sous la direction de), La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.399-433.

05/11/2011

Autobiographie en jeunesse

Baudoin Edmond, Piero, Gallimard, 2011, 125 p. 15€
C’est un chef d’œuvre que ce livre autobiographique. Baudouin y raconte son enfance et celle de son frère, leur passion pour le dessin. On les suit enfants puis adolescents et jeunes hommes. Réalisé en noir et blanc, comme il se doit chez Baudouin. C’est le cheminement qui mène l’enfant au dessinateur connu d’aujourd’hui qui fait la trame du livre. Mais c’est un cheminement intérieur, comme déjà l’ont souligné, pour d’autres œuvres, des critiques éminents de la bande dessinée (1). Piero relate l’enfance avec une intensité émotive qui rend, à chaque page ou presque présente la recherche esthétique et l’apprentissage du trait. C’est ainsi que des pages 40 à 47 il raconte l’évolution d’un dessin depuis son ébauche jusqu’à la planche achevée. Tout aussi bien, l’auteur déconstruit le dessin : « Comme avec les points des photos, toujours les mêmes questions. A quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l’herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s’appliquer c’est tuer la vie ? » (p.84).
Au plaisir graphique, l’ouvrage joint un plaisir de lecture du texte souvent humoristique : « Dans la classe, ce qui m’intéressait le plus, c’était la fenêtre » (p.55) ; « j’étais très sage, si sage qu’une fois on m’a oublié et j’ai redoublé la classe » (p.59).

G. Ph.

(1) Voir en particulier la belle étude de Bruno Lecigne « Edouard Baudouin. Un rubis au bout du pinceau », Les cahiers de la Bande dessinée, n°70 juillet-août 1986, pp.90/96).